Survivante du Tsushima-maru
Mme. Keiko Taira
Date de naissance:1934
Lieu de naissance:Village de Kunigaimi
La vie au village de Kunigami
Je suis née en 1934, à Aha, dans le village de Kunigami. Au village, tout le monde travaillait aux champs, et les enfants aussi aidaient aux semis ou aux récoltes en fonction des saisons. Je m’occupais des vaches, des porcs, des poules et de mes petits frères et soeurs. J’aidais à la maison bien plus que je n’étudiais. Je suis la quatrième de sept enfants.
Embarquement sur le Tsushima-maru
Il y avait ma grand-mère, ma soeur qui allait au Troisième lycée préfectoral pour filles, mon frère en 6e année de primaire, et moi en 4e année, et puis la fiancée de mon frère, qui vivait à Tokyo. Tokiko, une cousine du même âge que moi qui vivait à côté, avait aussi insisté pour venir avec moi, malgré l’opposition de ses parents.
Nous avions accepté d’être évacués vers la métropole parce que nous voulions voir mon père et mon frère, qui vivaient à Tokyo. On pensait aussi que c’était une occasion de voir la neige, ou de prendre le train. Nous ne pensions pas du tout aux dangers de la guerre. Notre attrait pour la métropole était plus fort. Ma mère était hésitante. Le plus enthousiaste était mon frère aîné. Ma grand-mère non plus n’était pas enchantée à l’idée de partir. Mais pour le village, il s’agissait d’évacuer les enfants et les personnes âgées. Ma grand-mère ne voulait pas partir, mais elle n’a pas eu le choix. Les gens du village la consolaient, en lui disant qu’elle allait pouvoir revoir son fils. Elle est partie, pour ne plus jamais revenir.
Naufrage du Tsushima-maru
Au soir du 22 août 1944, les passagers du Tsushima-maru, sur lequel nous étions embarqués, ont reçu l’ordre de se rassembler sur le pont. Nous sommes montés sur le pont en famille, et sommes restés groupés tous les six. Tokiko et moi nous sommes endormies dans les bras de ma grand-mère. Quand je me suis réveillée, ma famille avait disparu et j’étais à l’eau. Aucune trace de ma soeur, qui aurait dû être à côte de moi, ni de ma grand-mère. Je les ai appelées sans réponse. La mer était agitée, et le Tsushima-maru, torpillé par un sous-marin, était en flammes. Les enfants criaient, et je voyais les soldats sur le bateau les jeter à la mer à mesure qu’il coulait. Je flottais sur l’océan sans comprendre ce qui se passait. J’étais séparé de ma famille. Ma soeur ainée, et la fiancée de mon frère ont plus tard été secourues par un bateau. Les courants nous avait séparées. Je dérivais vers le sud, et elles vers le nord, jusqu’à Kagoshima.
J’ai retrouvé Tokiko, qui était en pleurs. Je l’ai encouragée, en lui disant qu’elle ne verrait rien si elle continuait à pleurer. Nous nous sommes agrippées à des barrils de sauce soja pour ne pas couler. Mais une vague lui a fait perdre prise, et elle a disparu. Je l’ai cherchée pendant un moment, sans la trouver. Tokiko n’était plus là, les gens se noyaient, et les corps flottaient autour de moi. J’étais terrifiée. Puis à environ 50m de moi, j’ai vu des gens s’agiter. Quand j’ai su qu’il y avait d’autres survivants,
j’ai plongé sous les corps et les débris, et j’ai nagé les 50m, jusqu’à leur radeau. C’était un radeau en bambou, d’un peu plus de 3 mètres carrés. Des dizaines de personnes se battaient pour y monter. Quelqu’un m’a tirée par les deux jambes et m’a faite tomber à l’eau. Cette personne essayait de prendre ma place. Même tombée à l’eau, on me tirait les bras et les jambes. J’ai bien cru que j’allais me noyer. J’essayais coûte que coûte de m’accrocher au radeau, et tant bien que mal j’ai réussi à me hisser à bord.
A l’aube, de tout ce monde, il ne restait plus que 10 personnes sur le radeau. Les hommes qui faisaient tomber les autres à l’eau avaient tous disparu. Il n’y avait que des femmes, sauf un bébé de deux ans, dans les bras de sa mère.
Perdus sur une île déserte
Nous avons dérivé. Le soleil d’août tapait fort et nous brûlait la peau. Nous avions tous l’air terrible. Quand j’y repense, c’est un miracle que nous ayons survécu comme ça pendant 6 jours. Nous nous sommes échoués sur Edateku, une île déserte du village d’Uken, à Amami Oshima. Quand le radeau a touché terre, je me suis précipitée. J’étais si contente de retrouver la terre ferme.
Le matin, nous nous sommes enfoncées dans l’intérieur de l’île, pour chercher de l’eau. Et après cela, nous avons attendu un long moment qu’un bateau apparaisse. Quand finalement un bateau est passé, nous avons crié de toutes nos forces en espérant qu’on nous entende. J’ai grimpé sur un rocher. Au bout d’un moment, le bateau a changé sa course pour venir dans notre direction. Je saurais pas vous dire à quel point j’étais heureuse à cet instant. Nous pleurions de soulagement. Le capitaine est venu me voir
et m’a félicitée : « Jeune fille, vous avez été très courageuse ». Comme je regardais mes pieds en silence, ils nous a offert à manger, du riz blanc, dans des gamelles en métal, et du sucre brun mou. Nous nous servions à pleines mains, et mangions avec l’énergie du désespoir.
Des dix personnes qui étaient sur le radeaux, nous n’étions plus que quatre. Après cela, nous avons été transportées à la clinique du village sur la rive opposée. On nous a soignées et nourries, on s’est bien occupé de nous. Je ne me suis enfin sentie revivre.
La vie à Amami Oshima
Un jour, j’ai rencontré un ami de mon père M. Tsukayama, qui m’a emmenée au village de Koniya, sur l’île d’Amami Oshima, où il s’est occupé de moi. J’y suis restée environ six mois. Il y avait un petit garçon de 9 mois, dont je m’occupais. J’allais au port voir partir le bateau de M. Tsukayama, et allait l’accueillir à son retour. Amami Oshima était aussi touchée par les raids aériens. Plusieurs fois, nous avons dû évacuer de nuit pour nous cacher dans un abri-antiaérien.
M. Tsukayama a envoyé un télégramme à ma mère : « Keiko est là, vivante ». Ma mère était si heureuse en apprenant la nouvelle. Elle attendait mon retour avec impatience. Quand je recevais une lettre de ma mère, je me cachais pour la lire, et je pleurais. Comme les Tsukayama prenaient bien soin de moi, dans ma tête d’enfant, je ne devais pas leur montrer que j’étais triste. J’aimais beaucoup m’occuper du bébé.
Quarante personnes de mon village natal d’Aha, à Kunigami, avait embarqué sur le Tsushima-maru. Trente-sept sont mortes. Seules moi, ma soeur, et la fiancée de mon frère ont survécu. A cause de cela, il y avait des maisons vides à Aha, après la guerre. Des familles entières avaient disparues dans la catastrophe.
Retour au pays, six mois plus tard
Le 22 février 1945, nous sommes partis sur le bateau de M. Tsukayama à destination de l’île principale d’Okinawa. Après une nuit à Tokunoshima, nous sommes repartis et une raid aérien nous est tombé dessus. Nous avons vu les avions américains s’en prendre à des bateaux. Voyant le danger, et ne voulant pas perdre son bateau, M. Tsukayama a trouvé refuge dans le port de Yoron. Nous avons coupé des branches près du port pour camoufler le bateau. Nous avons attendu la nuit tombée que les sirènes se taisent pour repartir, et nous sommes arrivés à Ada, à Kunigami.
Ma mère était là, à Ada, elle me cherchait partout. Elle me voyait, mais ne me reconnaissait pas. J’étais à ce point méconnaissable. Quand j’étais à Aha, j’étais mince, mais chez M. Tsukayama, je mangeais bien et j’avais pris du poids. J’étais aussi beaucoup moins bronzée. Ma mère ne m’avait pas reconnue, et c’est moi qui suis allée l’embrasser.
La première personne que j’ai rencontrée à mon retour à Aha, c’est la mère de Tokiko. « Alors comme ça, tu reviens saine et sauve, en abandonnant ma Tokiko à l’océan ? » Elle ne mâchait pas ses mots. Je me suis cachée dans la maison pour pleurer. Je me suis dit que c’était normal qu’elle réagisse ainsi à la mort de sa fille. Un soldat japonais, M. Yoshida, vivait chez nous. Chaque famille logeait et nourrissait un soldat, pour la défense du village. ils faisaient partie du corps des télécommunications, et partaient en mission dans les montagnes. Le terrain de sport de l’école était devenu un champ de patates douces. Il y avait des raids aériens de temps en temps.
Le jour de mon retour, un avion américain est passé en tirant à la mitrailleuse sur le village. Tout le monde s’étonnait que j’aie réussi à revenir en pleine guerre.
La vie de réfugiés
En mars, nous sommes partis nous installer dans un abri antiaérien dans les collines. Juste après la Bataille d’Okinawa a commencé. Nous y sommes restés cachés jusqu’au mois d’avril. Puis on a entendu dire que le Japon avait perdu et que les Américains allaient tous nous faire prisonniers. Nous avons dû sortir de notre refuge et nous rassembler à Aha. Les Américains faisaient monter les gens du village sur des bateaux pour les emmener à Noha, dans le village d’Ōgimi. Ma mère refusait de me laisser monter sur un bateau, alors que j’avais tout juste survécu à un naufrage. Elle avait peur que les Américains me jettent à la mer si j’embarquais. Alors nous nous sommes enfuis dans les collines. Nous les avons traversées en direction de l’est.
Et nous sommes réfugiés à Ueshima, à Hentona. Nous y sommes restées pendant 6 mois. Nous n’avions rien à manger et ma mère a attrapé le paludisme. Elle ne pouvait plus s’occuper de nous. De notre famille, il ne restait plus que moi, mon petit-frère de 4 ans, et ma petite soeur de 7 ans. J’ai marché 36 km à travers les collines de Ueshima jusqu’à Aha. J’ai déterré des patates douces dans notre champ, je les ai mises dans un panier. Puis j’ai refait les 36 km en sens inverse. J’ai fait bouillir ces patates douces pour les donner à ma mère, mon frère et ma soeur. J’ai refait plusieurs fois le voyage quand nous étions à court. Puis un jour, il n’est plus resté de patates douces dans notre champ. Nous n’avions plus rien à manger, et nous étions très faibles. Mon petit frère était très maigre, et son ventre gonflait. Je me sentais responsable, et je l’ai emmené voir un médecin. Il m’a dit « cet enfant n’est pas malade, il est sous-alimenté». Quelqu’un m’a conseillé de lui donner des insectes ou des grenouilles à manger. J’ai attrapé des grenouilles qui pullulaient dans les jardins. Je les vidais, les faisais griller en brochettes, avec du sel. J’ai essayé de lui donner, mais il refusait d’en manger parce que ça avait l’air « dégoûtant ». Je l’ai forcé en lui disant qu’il allait mourir s’il ne mangeait pas. Nous nous sommes mis à nous nourrir de grenouilles, et nous allions mieux. Quand mon frère a commencé à y prendre goût, il m’a dit où on pouvait en attraper beaucoup la nuit. Nous avons aussi beaucoup mangé de cigales et de libellules.
La vie après la guerre
Pendant que nous nous efforcions de rester en vie, la guerre s’est terminée. Nous avons retraversé les collines en famille et sommes rentrés à Aha. La maison où nous vivions avait entièrement brûlé. De tout le village, il ne restait pas une maison : toutes avaient été détruites. Avec les hommes du voisinage, nous avons fait de petites cabanes, dans lesquelles nous avons emménagé. Juste après la guerre, il n’était pas question d’aller à l’école. Elle était occupée par des réfugiés venus du sud et du centre de l’île. Les Américains avaient brisé toutes les vitres, et y avaient parqué un grand nombre de réfugiés, au milieu des éclats de verre. Certains sont morts de faim. Tous les jours, quelqu’un mourait. Les corps étaient emmenés dans des sacs. J’ai entendu dire qu’ils étaient jetés dans la baie, ou près des tombes à l’entrée du village. Beaucoup de réfugiés sont morts de faim au village. Même nous, les habitants, n’avions rien à manger. Nos champs avaient été ravagés. Les gens survivaient par la débrouille, par exemple en faisant de la soupe miso avec de l’eau de mer. On labourait les champs à la recherche de petites patates douces qui auraient échappé à la récolte.
Après quelques temps, les Américains ont commencé à nous distribuer des rations. Il y avait du lait, ou bien du porc et du boeuf en conserve. Les gens se sont sentis mieux après un bon repas. Des couvertures ont été distribuées, et tant bien que mal, nous avons survécu.
Entrée au lycée et la vie de pensionnaire
Mon père, mon frère et mes soeurs qui vivaient à Tokyo sont rentrés. Ca nous a donné du baume au coeur. Nous nous étions également débrouillés pour faire pousser des patates dans notre champ. Je me disait que c’était peut-être le moment pour moi d’entrer au lycée, mais j’hésitais à en parler à mon père, car nous n’avions pas d’argent. J’étais certaine qu’il ne me laisserait pas. Quand je lui en ai parlé, il était contre, car nous n’avions pas les moyens de me mettre en pension. J’étais sur le point d’abandonner, quand le père d’une amie, qui était proviseur, a réussi à convaincre mon père. Il m’a finalement autorisée à entrer au lycée. Il y a eu une grande fête au village lorsque moi et mes trois camarades avons été reçus à l’examen d’entrée. Je suis entrée au lycée, et j’ai eu mon diplôme.
C’était le lycée de Hentona, on disait « high school » à l’époque. Il y avait un vieux dortoir avec un toit en chaume. La nourriture n’était pas très bonne, mais je m’en suis accommodée pendant les trois ans que je suis restée au dortoir de Noha. Il y avait également une huttre Quonset, un préfabriqué américain. Je faisais partie de la 8e promotion de mon lycée. Comme manuels scolaires, on nous distribuait des polycopiés, ou des cahiers fins. J’étais en pension, mais j’étudiais peu. Je m’occupais tout le temps des élèves plus jeunes. Les enfants qui venaient de loin pleuraient tout le temps qu’ils voulaient rentrer, que la nourriture n’était pas bonne. Les élèves ne pouvaient pas rentrer facilement, il y avait peu de bus à l’époque. Quand un élève plus jeune était malade au dortoir, je m’en occupais, je faisais à manger. Je passais plus de temps à faire l’infirmière qu’à étudier. Mais j’aimais bien le lycée.
Mon père travaillait dans la construction, pour une grande entreprise de Naha. Il me disait qu’il y avait du travail pour moi lorsque je sortirai du lycée. Je suis allée à Naha et j’ai été embauchée dans l’entreprise où il travaillait.
Institutrice dans mon école primaire
Le directeur de l’école primaire d’Aha, où j’étais allée, m’a demandé si je voulais bien revenir, car ils manquaient de professeurs. J’y suis allée avec grand plaisir. Toute ma famille avait déménagé à Naha, alors je vivais dans la maison de ma grand-mère Je suis devenue institutrice adjointe à l’école primaire d’Aha. Je renouvelais mon contrat d’année en année.
Puis le directeur m’a dit que je ferais une bonne titulaire. J’ai suivi par correspondance une formation de l’Université des Ryūkyūs. J’ai assisté à des séminaires de professeurs qui enseignaient en métropole. Ainsi j’ai obtenu une licence d’enseignante de première catégorie, et je suis devenu institutrice.
Je ne voulais surtout pas que les enfants vivent ce que j’avais vécu. Maintenant, mes élèves sont grands, certains sont même enseignants ou directeurs d’école. Chacun fait de son mieux, et cela me rend heureuse.
Message pour la jeunesse
J’aimerais que les jeunes s’intéressent un peu plus au monde qui les entoure, et qu’ils étudient bien l’histoire, pour comprendre de quoi l’avenir sera fait. Je souhaite que chacun réfléchisse à ce qu’il peut faire pour la paix. C’est ce que j’aimerais qu’ils fassent.
Mme Keiko Taira a travaillé de longues années comme institutrice, et s’est fortement investie dans l’éducation à la paix. Survivante du naufrage du Tsushima-maru, elle a souvent raconté son histoire, et parlé des réalités de la bataille d’Okinawa.
La vie au village de Kunigami
Je suis née en 1934, à Aha, dans le village de Kunigami. Au village, tout le monde travaillait aux champs, et les enfants aussi aidaient aux semis ou aux récoltes en fonction des saisons. Je m’occupais des vaches, des porcs, des poules et de mes petits frères et soeurs. J’aidais à la maison bien plus que je n’étudiais. Je suis la quatrième de sept enfants.
Embarquement sur le Tsushima-maru
Il y avait ma grand-mère, ma soeur qui allait au Troisième lycée préfectoral pour filles, mon frère en 6e année de primaire, et moi en 4e année, et puis la fiancée de mon frère, qui vivait à Tokyo. Tokiko, une cousine du même âge que moi qui vivait à côté, avait aussi insisté pour venir avec moi, malgré l’opposition de ses parents.
Nous avions accepté d’être évacués vers la métropole parce que nous voulions voir mon père et mon frère, qui vivaient à Tokyo. On pensait aussi que c’était une occasion de voir la neige, ou de prendre le train. Nous ne pensions pas du tout aux dangers de la guerre. Notre attrait pour la métropole était plus fort. Ma mère était hésitante. Le plus enthousiaste était mon frère aîné. Ma grand-mère non plus n’était pas enchantée à l’idée de partir. Mais pour le village, il s’agissait d’évacuer les enfants et les personnes âgées. Ma grand-mère ne voulait pas partir, mais elle n’a pas eu le choix. Les gens du village la consolaient, en lui disant qu’elle allait pouvoir revoir son fils. Elle est partie, pour ne plus jamais revenir.
Naufrage du Tsushima-maru
Au soir du 22 août 1944, les passagers du Tsushima-maru, sur lequel nous étions embarqués, ont reçu l’ordre de se rassembler sur le pont. Nous sommes montés sur le pont en famille, et sommes restés groupés tous les six. Tokiko et moi nous sommes endormies dans les bras de ma grand-mère. Quand je me suis réveillée, ma famille avait disparu et j’étais à l’eau. Aucune trace de ma soeur, qui aurait dû être à côte de moi, ni de ma grand-mère. Je les ai appelées sans réponse. La mer était agitée, et le Tsushima-maru, torpillé par un sous-marin, était en flammes. Les enfants criaient, et je voyais les soldats sur le bateau les jeter à la mer à mesure qu’il coulait. Je flottais sur l’océan sans comprendre ce qui se passait. J’étais séparé de ma famille. Ma soeur ainée, et la fiancée de mon frère ont plus tard été secourues par un bateau. Les courants nous avait séparées. Je dérivais vers le sud, et elles vers le nord, jusqu’à Kagoshima.
J’ai retrouvé Tokiko, qui était en pleurs. Je l’ai encouragée, en lui disant qu’elle ne verrait rien si elle continuait à pleurer. Nous nous sommes agrippées à des barrils de sauce soja pour ne pas couler. Mais une vague lui a fait perdre prise, et elle a disparu. Je l’ai cherchée pendant un moment, sans la trouver. Tokiko n’était plus là, les gens se noyaient, et les corps flottaient autour de moi. J’étais terrifiée. Puis à environ 50m de moi, j’ai vu des gens s’agiter. Quand j’ai su qu’il y avait d’autres survivants,
j’ai plongé sous les corps et les débris, et j’ai nagé les 50m, jusqu’à leur radeau. C’était un radeau en bambou, d’un peu plus de 3 mètres carrés. Des dizaines de personnes se battaient pour y monter. Quelqu’un m’a tirée par les deux jambes et m’a faite tomber à l’eau. Cette personne essayait de prendre ma place. Même tombée à l’eau, on me tirait les bras et les jambes. J’ai bien cru que j’allais me noyer. J’essayais coûte que coûte de m’accrocher au radeau, et tant bien que mal j’ai réussi à me hisser à bord.
A l’aube, de tout ce monde, il ne restait plus que 10 personnes sur le radeau. Les hommes qui faisaient tomber les autres à l’eau avaient tous disparu. Il n’y avait que des femmes, sauf un bébé de deux ans, dans les bras de sa mère.
Perdus sur une île déserte
Nous avons dérivé. Le soleil d’août tapait fort et nous brûlait la peau. Nous avions tous l’air terrible. Quand j’y repense, c’est un miracle que nous ayons survécu comme ça pendant 6 jours. Nous nous sommes échoués sur Edateku, une île déserte du village d’Uken, à Amami Oshima. Quand le radeau a touché terre, je me suis précipitée. J’étais si contente de retrouver la terre ferme.
Le matin, nous nous sommes enfoncées dans l’intérieur de l’île, pour chercher de l’eau. Et après cela, nous avons attendu un long moment qu’un bateau apparaisse. Quand finalement un bateau est passé, nous avons crié de toutes nos forces en espérant qu’on nous entende. J’ai grimpé sur un rocher. Au bout d’un moment, le bateau a changé sa course pour venir dans notre direction. Je saurais pas vous dire à quel point j’étais heureuse à cet instant. Nous pleurions de soulagement. Le capitaine est venu me voir
et m’a félicitée : « Jeune fille, vous avez été très courageuse ». Comme je regardais mes pieds en silence, ils nous a offert à manger, du riz blanc, dans des gamelles en métal, et du sucre brun mou. Nous nous servions à pleines mains, et mangions avec l’énergie du désespoir.
Des dix personnes qui étaient sur le radeaux, nous n’étions plus que quatre. Après cela, nous avons été transportées à la clinique du village sur la rive opposée. On nous a soignées et nourries, on s’est bien occupé de nous. Je ne me suis enfin sentie revivre.
La vie à Amami Oshima
Un jour, j’ai rencontré un ami de mon père M. Tsukayama, qui m’a emmenée au village de Koniya, sur l’île d’Amami Oshima, où il s’est occupé de moi. J’y suis restée environ six mois. Il y avait un petit garçon de 9 mois, dont je m’occupais. J’allais au port voir partir le bateau de M. Tsukayama, et allait l’accueillir à son retour. Amami Oshima était aussi touchée par les raids aériens. Plusieurs fois, nous avons dû évacuer de nuit pour nous cacher dans un abri-antiaérien.
M. Tsukayama a envoyé un télégramme à ma mère : « Keiko est là, vivante ». Ma mère était si heureuse en apprenant la nouvelle. Elle attendait mon retour avec impatience. Quand je recevais une lettre de ma mère, je me cachais pour la lire, et je pleurais. Comme les Tsukayama prenaient bien soin de moi, dans ma tête d’enfant, je ne devais pas leur montrer que j’étais triste. J’aimais beaucoup m’occuper du bébé.
Quarante personnes de mon village natal d’Aha, à Kunigami, avait embarqué sur le Tsushima-maru. Trente-sept sont mortes. Seules moi, ma soeur, et la fiancée de mon frère ont survécu. A cause de cela, il y avait des maisons vides à Aha, après la guerre. Des familles entières avaient disparues dans la catastrophe.
Retour au pays, six mois plus tard
Le 22 février 1945, nous sommes partis sur le bateau de M. Tsukayama à destination de l’île principale d’Okinawa. Après une nuit à Tokunoshima, nous sommes repartis et une raid aérien nous est tombé dessus. Nous avons vu les avions américains s’en prendre à des bateaux. Voyant le danger, et ne voulant pas perdre son bateau, M. Tsukayama a trouvé refuge dans le port de Yoron. Nous avons coupé des branches près du port pour camoufler le bateau. Nous avons attendu la nuit tombée que les sirènes se taisent pour repartir, et nous sommes arrivés à Ada, à Kunigami.
Ma mère était là, à Ada, elle me cherchait partout. Elle me voyait, mais ne me reconnaissait pas. J’étais à ce point méconnaissable. Quand j’étais à Aha, j’étais mince, mais chez M. Tsukayama, je mangeais bien et j’avais pris du poids. J’étais aussi beaucoup moins bronzée. Ma mère ne m’avait pas reconnue, et c’est moi qui suis allée l’embrasser.
La première personne que j’ai rencontrée à mon retour à Aha, c’est la mère de Tokiko. « Alors comme ça, tu reviens saine et sauve, en abandonnant ma Tokiko à l’océan ? » Elle ne mâchait pas ses mots. Je me suis cachée dans la maison pour pleurer. Je me suis dit que c’était normal qu’elle réagisse ainsi à la mort de sa fille. Un soldat japonais, M. Yoshida, vivait chez nous. Chaque famille logeait et nourrissait un soldat, pour la défense du village. ils faisaient partie du corps des télécommunications, et partaient en mission dans les montagnes. Le terrain de sport de l’école était devenu un champ de patates douces. Il y avait des raids aériens de temps en temps.
Le jour de mon retour, un avion américain est passé en tirant à la mitrailleuse sur le village. Tout le monde s’étonnait que j’aie réussi à revenir en pleine guerre.
La vie de réfugiés
En mars, nous sommes partis nous installer dans un abri antiaérien dans les collines. Juste après la Bataille d’Okinawa a commencé. Nous y sommes restés cachés jusqu’au mois d’avril. Puis on a entendu dire que le Japon avait perdu et que les Américains allaient tous nous faire prisonniers. Nous avons dû sortir de notre refuge et nous rassembler à Aha. Les Américains faisaient monter les gens du village sur des bateaux pour les emmener à Noha, dans le village d’Ōgimi. Ma mère refusait de me laisser monter sur un bateau, alors que j’avais tout juste survécu à un naufrage. Elle avait peur que les Américains me jettent à la mer si j’embarquais. Alors nous nous sommes enfuis dans les collines. Nous les avons traversées en direction de l’est.
Et nous sommes réfugiés à Ueshima, à Hentona. Nous y sommes restées pendant 6 mois. Nous n’avions rien à manger et ma mère a attrapé le paludisme. Elle ne pouvait plus s’occuper de nous. De notre famille, il ne restait plus que moi, mon petit-frère de 4 ans, et ma petite soeur de 7 ans. J’ai marché 36 km à travers les collines de Ueshima jusqu’à Aha. J’ai déterré des patates douces dans notre champ, je les ai mises dans un panier. Puis j’ai refait les 36 km en sens inverse. J’ai fait bouillir ces patates douces pour les donner à ma mère, mon frère et ma soeur. J’ai refait plusieurs fois le voyage quand nous étions à court. Puis un jour, il n’est plus resté de patates douces dans notre champ. Nous n’avions plus rien à manger, et nous étions très faibles. Mon petit frère était très maigre, et son ventre gonflait. Je me sentais responsable, et je l’ai emmené voir un médecin. Il m’a dit « cet enfant n’est pas malade, il est sous-alimenté». Quelqu’un m’a conseillé de lui donner des insectes ou des grenouilles à manger. J’ai attrapé des grenouilles qui pullulaient dans les jardins. Je les vidais, les faisais griller en brochettes, avec du sel. J’ai essayé de lui donner, mais il refusait d’en manger parce que ça avait l’air « dégoûtant ». Je l’ai forcé en lui disant qu’il allait mourir s’il ne mangeait pas. Nous nous sommes mis à nous nourrir de grenouilles, et nous allions mieux. Quand mon frère a commencé à y prendre goût, il m’a dit où on pouvait en attraper beaucoup la nuit. Nous avons aussi beaucoup mangé de cigales et de libellules.
La vie après la guerre
Pendant que nous nous efforcions de rester en vie, la guerre s’est terminée. Nous avons retraversé les collines en famille et sommes rentrés à Aha. La maison où nous vivions avait entièrement brûlé. De tout le village, il ne restait pas une maison : toutes avaient été détruites. Avec les hommes du voisinage, nous avons fait de petites cabanes, dans lesquelles nous avons emménagé. Juste après la guerre, il n’était pas question d’aller à l’école. Elle était occupée par des réfugiés venus du sud et du centre de l’île. Les Américains avaient brisé toutes les vitres, et y avaient parqué un grand nombre de réfugiés, au milieu des éclats de verre. Certains sont morts de faim. Tous les jours, quelqu’un mourait. Les corps étaient emmenés dans des sacs. J’ai entendu dire qu’ils étaient jetés dans la baie, ou près des tombes à l’entrée du village. Beaucoup de réfugiés sont morts de faim au village. Même nous, les habitants, n’avions rien à manger. Nos champs avaient été ravagés. Les gens survivaient par la débrouille, par exemple en faisant de la soupe miso avec de l’eau de mer. On labourait les champs à la recherche de petites patates douces qui auraient échappé à la récolte.
Après quelques temps, les Américains ont commencé à nous distribuer des rations. Il y avait du lait, ou bien du porc et du boeuf en conserve. Les gens se sont sentis mieux après un bon repas. Des couvertures ont été distribuées, et tant bien que mal, nous avons survécu.
Entrée au lycée et la vie de pensionnaire
Mon père, mon frère et mes soeurs qui vivaient à Tokyo sont rentrés. Ca nous a donné du baume au coeur. Nous nous étions également débrouillés pour faire pousser des patates dans notre champ. Je me disait que c’était peut-être le moment pour moi d’entrer au lycée, mais j’hésitais à en parler à mon père, car nous n’avions pas d’argent. J’étais certaine qu’il ne me laisserait pas. Quand je lui en ai parlé, il était contre, car nous n’avions pas les moyens de me mettre en pension. J’étais sur le point d’abandonner, quand le père d’une amie, qui était proviseur, a réussi à convaincre mon père. Il m’a finalement autorisée à entrer au lycée. Il y a eu une grande fête au village lorsque moi et mes trois camarades avons été reçus à l’examen d’entrée. Je suis entrée au lycée, et j’ai eu mon diplôme.
C’était le lycée de Hentona, on disait « high school » à l’époque. Il y avait un vieux dortoir avec un toit en chaume. La nourriture n’était pas très bonne, mais je m’en suis accommodée pendant les trois ans que je suis restée au dortoir de Noha. Il y avait également une huttre Quonset, un préfabriqué américain. Je faisais partie de la 8e promotion de mon lycée. Comme manuels scolaires, on nous distribuait des polycopiés, ou des cahiers fins. J’étais en pension, mais j’étudiais peu. Je m’occupais tout le temps des élèves plus jeunes. Les enfants qui venaient de loin pleuraient tout le temps qu’ils voulaient rentrer, que la nourriture n’était pas bonne. Les élèves ne pouvaient pas rentrer facilement, il y avait peu de bus à l’époque. Quand un élève plus jeune était malade au dortoir, je m’en occupais, je faisais à manger. Je passais plus de temps à faire l’infirmière qu’à étudier. Mais j’aimais bien le lycée.
Mon père travaillait dans la construction, pour une grande entreprise de Naha. Il me disait qu’il y avait du travail pour moi lorsque je sortirai du lycée. Je suis allée à Naha et j’ai été embauchée dans l’entreprise où il travaillait.
Institutrice dans mon école primaire
Le directeur de l’école primaire d’Aha, où j’étais allée, m’a demandé si je voulais bien revenir, car ils manquaient de professeurs. J’y suis allée avec grand plaisir. Toute ma famille avait déménagé à Naha, alors je vivais dans la maison de ma grand-mère Je suis devenue institutrice adjointe à l’école primaire d’Aha. Je renouvelais mon contrat d’année en année.
Puis le directeur m’a dit que je ferais une bonne titulaire. J’ai suivi par correspondance une formation de l’Université des Ryūkyūs. J’ai assisté à des séminaires de professeurs qui enseignaient en métropole. Ainsi j’ai obtenu une licence d’enseignante de première catégorie, et je suis devenu institutrice.
Je ne voulais surtout pas que les enfants vivent ce que j’avais vécu. Maintenant, mes élèves sont grands, certains sont même enseignants ou directeurs d’école. Chacun fait de son mieux, et cela me rend heureuse.
Message pour la jeunesse
J’aimerais que les jeunes s’intéressent un peu plus au monde qui les entoure, et qu’ils étudient bien l’histoire, pour comprendre de quoi l’avenir sera fait. Je souhaite que chacun réfléchisse à ce qu’il peut faire pour la paix. C’est ce que j’aimerais qu’ils fassent.
Mme Keiko Taira a travaillé de longues années comme institutrice, et s’est fortement investie dans l’éducation à la paix. Survivante du naufrage du Tsushima-maru, elle a souvent raconté son histoire, et parlé des réalités de la bataille d’Okinawa.