Survivre en Mandchourie
M. Keisei Kawamitsu
Date de naissance:1933
Lieu de naissance:Ville de Miyakojima
Colons en Mandchourie
Mon village natal de Karimata, sur l’île de Miyako était pauvre, et les enfants qui n’étaient le fils aîné pouvaient rarement hériter des terres de leurs parents.
Il fallait donc louer des terres à cultiver ou quitter le village pour chercher du travail. Quand j’avais trois ans, mon père travaillait comme ouvrier dans une aciérie à Tobata, Fukuoka. Après deux ou trois ans, il est rentré à Karimata. Pendant ma deuxième année à l’école primaire, avant les vacances d’été, mon père a été choisi pour partir en Mandchourie, en tant que colon. Il été très heureux de rejoindre ce groupe de colons car on lui avait dit qu’il recevrait des terres là-bas. Toute notre famille a déménagé en Mandchourie l’année même. Emigrer, c’était une chose, mais soudain nous sommes soudainement passé de la chaleur d’Okinawa au climat glacial de la Mandchourie. A cette époque, nous nous déplacions en charrette. Après avoir été secoué pendant tout le trajet, nous sommes arrivé dans dans un village nommé Inaminegō. Je garde le souvenir d’un voyage très pénible à cause du froid glacial. Je ne savais pas qu’il existait un endroit aussi froid. Puis 2 ou 3 mois après notre arrivée en Mandchourie, l’hiver est arrivé, et le sol a gelé.
Début de guerre et changement Pendant cet hiver, en décembre 1941, Nous avons appris que la guerre avait éclatée et que l’armée japonaise avait attaqué Hawaï. L’ère était au militarisme, et moi aussi, j’étais certain que le Japon gagnerait. Mes parents étaient heureux: ils avaient reçu des terres immenses, bien plus qu’ils n’avaient imaginé quand ils étaient à Karimata. Nous, nous étions des enfants à l’époque, nous ne pensions qu’à jouer. A ce moment-là, c’était moi, ma sœur aînée, qui vit maintenant à Yaeyama, et mon petit frère. Et aussi peut-être une petite sœur. Trois frères et sœurs sont nés après notre arrivée en Mandchourie. Les quatrième, cinquième et sixième sont nés à Inaminegō. Ma mère, comme mon père, était originaire de Karimata.
A environ 2 km de mon école en Mandchourie, Il y avait une autre colonie appelée Hokushingō d’une vingtaine de maisons, dont les habitants étaient originaires de Miyako. Nous avons vécu là-bas pendant un certain temps. On nous avait attribué les champs tout près. L’armée fournissait également des chevaux ainsi qu’un pistolet pour chaque foyer pour se protéger. Ils distribuaient des balles une fois par mois. Nous vivions bien pour des Japonais de l’époque.
Mais à mesure que la situation militaire se détériorait et que la fin de la guerre approchait, les pères de chaque famille ont été appelés par l’armée, et toutes les armes et chevaux ont été confisqués. C’était de grands chevaux, une race de Hokkaido, L’armée les a emmenés. Puis la situation a encore empirée, et les pénuries alimentaires ont suivi. Les travaux des champs devenaient de plus en plus compliqués. Tous les hommes avaient été enrollés, Il ne restait plus que les femmes et les enfants. Nous arrivions à peine à produire de quoi subsister. Mais même dans ces conditions, notre famille a continué de s’agrandir. Nous étions six enfants, mais un de mes petits frères est mort l’année de la fin de la guerre. Nous avons encore pu creuser un trou pour l’enterrer, Mais lorsque mon autre petit frère est mort, nous vivions déjà dans un camp d’internement. C’était l’hiver, et le sol avait gelé. Nous n’avons pas pu l’enterrer. Impossible de creuser, même avec une pioche. Il y avait une épidémie de typhus, qui tuait enfants comme adultes. Ceux qui mourraient en été pouvaient être enterrés, mais pas ceux qui mourraient en hiver. La plupart des corps étaient abandonnés à l’air libre. Le camp était plein de cadavres. Le gouvernement chinois en Mandchourie a décidé de s’en débarasser parce que cela « faisait désordre ». Les corps étaient entassés à l’arrière d’une charrette comme un tas de bois mort. Quand ma mère a vu ça, elle a dit qu’elle se sentait mal de voir son fils traité de la sorte. Elle a décidé de l’enterrer d’une manière ou d’une autre. Elle a réussi à se procurer une pioche je ne sais où, et m’a demandé de creuser un trou. Cela a pris une journée entière pour enterrer mon petit frère. Des jeunes qui était partis comme engagés volontaires venaient tout juste d’être renvoyés en Mandchourie. Je leur ai demandé de l’aide. Moi aussi j’ai creusé.
Les Russes étaient en Mandchourie à ce moment.
Les femmes avaient peur des soldats russes, dElles se barbouillent le visage de suie et se rasaient complètement la tête. Il y avait un fossé autour de notre village qui avait été creuser pour se défendre contre les bandes armées. Les soldats russes y traînaient des femmes pour les violer, c’était horrible. Elles n’avaient que nous, des gamins de 11 ou 12 ans, pour les protéger On criait pour donner l’alerte : « Les soldats russes sont là ! ». Puis on courrait à la maison pour mettre une bûche au feu pour faire de la fumée, après quoi on fermait les fenêtres, pour enfumer la pièce. Les soldats russes toussaient et étaient forcés de partir. C’est comme ça que les enfants protégeaient les femmes et les jeunes enfants. Si les adultes faisaient la même chose, ils étaient fusillés immédiatement. Alors les adultes nous demandaient de les aider à protéger les femmes, en nous disant que même les Russes ne feraient pas de mal aux enfants. Voilà comment nous avons passé l’hiver en Mandchourie.
Le départ de Mandchourie
Une fois que nous avons su que nous pouvions rapatrier au Japon depuis la Mandchourie, Nous avons marché vers la ville d’Harbin. Cela nous a pris environ deux mois, marchant jour comme nuit, aux heures où l’on pensait pouvoir éviter les bandes armées. La nuit, nous ne voyions rien autour de nous, alors les enfants et les bébés pleuraient beaucoup. Les bébés ne comprenaient pas ce qui leur arrivaient. Les leaders du groupe de colons ont ordonné aux parents de tuer leur bébé, car en pleurant ils risquaient d’attirer des ennuis au reste du groupe. Ca a dû être insupportable pour les parents. Je n’ai personnellement vu aucun enfant tué, mais après cet ordre, les pleurs se sont tus. Au moment de traverser les rivières également, les petits chignaient. Lorsqu’ils se mettaient à pleurer, les parents les abandonnaient là.
Quand j’y repense, cette marche, c’était vraiment l’enfer sur la terre. La situation poussait des parents à abandonner leur enfants, ou les vendre aux Chinois, et rentrer sans eux au Japon. Ma famille n’avait pas à faire ce genre de décisions. Tous les quatre de mes jeunes frères étaient déjà morts pendant notre hiver en détention. Nous n’étions que tous les trois, ma mère, ma sœur aînée, et moi. Tant bien que mal, nous avons atteint Harbin.
La vie à Harbin
A Harbin, il y avait une école primaire japonaise appelée l’école primaire Hanazono. Nous avons été détenus dans cette école. J’étais très affaibli,mais j’ai pu trouver un travail dans une boulangerie et j’y ai travaillé pendant environ un mois. Puis j’ai eu des ennuis pour avoir caché des croûtes de pain dans ma poche. Je voulais les donner à manger à ma mère. J’ai volé des croûtes de pain, et pour ça, j’ai été renvoyé.
Après cela, Je suis tombé malade du typhus. Ma mère a utilisé nos économies et a vendu tous nos biens pour me faire soigner. Puis, juste au moment où nous n’avions plus rien, c’est ma mère est tombée malade. Il n’y avait pas de médecins à l’époque alors ma mère est morte comme ça. Il n’y avait pas de cimetière, et je ne savais pas où l’enterrer alors j’ai dû l’emmener dans une cave creusée dans un rocher à l’intérieur du camp. C’est là où l’on déposait les corps de ceux qui mourraient au camp. Quand la cave était pleine, les cadavres étaient transportés ailleurs, en charrette. Ce n’était plus l’hiver, mais l’été. Pour charger les corps dans la charrette, ils utilisaient une fourche, comme celles qu’on utilise à la ferme. Je ne sais pas où ils ont emmenés les restes de ma mère. Mais pendant qu’ils chargeaient les cadavres à coup de fourche, parfois c’était une tête qui roulait, ou un bras qui tombait. Je n’ai jamais su où les corps étaient emmenés.
Depuis le camp de Harbin, les évacués étaient transférés en groupes successifs. Nous avons marché jusqu’au train avec ma soeur, mais j’étais épuisé. Le wagon du train était si haut, que les enfants comme nous ne pouvaient pas y monter. Ce sont des Coréens qui nous ont hissés dessus. Ma sœur me l’a souvent rappelé que c’étaient des Coréens qui nous avaient sauvés ce jour-là. Le train dans lequel nous sommes montés n’avais pas de toit mais nous étions heureux de ne pas avoir à marcher. Le matin suivant, J’ai remarqué un adulte à côté de moi allongé et sans vie. Quand j’ai essayé de le réveiller, il était déjà mort. Nous avons passé quelques jours sur le train qui s’est arrêté à Busan en Corée. Et de là, on nous a fait embarquer sur un bateau.
Retour au Japon par bateau
Quand je suis monté sur le bateau j’avais l’impression d’être déjà au Japon. J’étais vraiment soulagé. La nourriture à bord du navire, c’était du riz blanc des algues. C’est tout ce qu’on nous donnait, mais pour nous c’était un régal. J’avais du mal à croire que quelque chose puisse être aussi bon. Le navire s’est d’abord dirigé vers un port militaire de Nagasaki appelé Sasebo. Juste quand nous sommes arrivés à Sasebo, une épidémie de choléra s’est déclarée sur le bateau. Nous sommes restés ancrés au large de Sasebo pendant environ une semaine jusqu’à ce que l’épidémie se calme. Puis au bout d’une semaine, on ne nous toujours pas laissé accoster à Sasebo alors nous avons continué jusqu’à un endroit appelé Otake, à Hiroshima et nous avons pu débarquer. La première chose qui nous attendait à la descente du bateau c’était du DDT (insecticide). On nous en aspergeait tellement qu’on en était tout blancs des pieds à la tête. Nous avons passé la nuit à Otake, et le lendemain, nous sommes montés à bord d’un train à destination de Kure, à Hiroshima. On avait entendu dire que de là partirait un bateau à destination d’Okinawa. En traversant la ville d’Hiroshima, nous n’avons vu qu’un champ de ruines. La gare était introuvable, il ne restait plus que ses fondations. Tout était réduit en cendres. Nous sommes arrivés près de Kure, mais là, on nous a dit qu’il ne partait plus de bateau pour Okinawa Ensuite nous sommes allés dans un camp à Nagoya. Sur les restes de l’usine Mitsubishi Heavy Industries, à Nagoya, il y avait un camp pour les gens originaires d’Okinawa. Après y être restés environ un mois, nous sommes finalement retournés sur l’île de Miyako.
L’île de Miyako juste après la guerre
L’île de Miyako souffrait de pénuries alimentaires à l’époque, la vie était difficile. J’ai vécu chez mon oncle pendant environ un an. A Miyako, le gouvernement militaire américain distribuait des vivres et des vêtements. Pour la distribution des rations, les enfants rapatriés de l’étranger avaient la priorité sur ceux rapatriés des régions proches. Je pense que de nombreuses portions étaient livrées chez notre oncle comme ma sœur et moi avions tous les deux évacués de Mandchourie. Les rations consistaient en des jaunes d’oeufs séchés ou des boîtes de conserve. Quant aux vêtements, nous recevions des pantalons ou des vestes taillés pour des enfants américains, ils étaient trop grands pour nous. On nous les distribuait gratuitement.
A l’époque, il y avait également des bateaux de contrebande, et les Taïwanais qui venaient souvent de Taïwan. J’ai appris qu’un bateau taïwanais allait arriver. J’y suis allé. Comme je parlais un peu chinois à l’époque, j’ai discuté un peu avec l’équipage. Les Taïwanais étaient surpris, alors ils m’ont offert des boîtes de conserve Quand je les ai raméné à mon oncle, il m’a félicité et m’a dit que j’étais intelligent. C’était la vie à l’époque. J’ai fait ce que j’ai pu pour survivre.
Apprenti et écolier
À ce moment-là, ma sœur travaillait comme femme de ménage dans le cabinet d’un dentiste nommé M. Takehara. Elle m’a aidé à trouver une place d’apprenti au cabinet. Au bout d’un moment, on m’a conseillé de m’inscrire en alternance, à temps partiel, au Lycée de Miyako. Je ne savais pas lire parce que je n’étais plus scolarisé, mais j’ai quand même décidé de m’inscrire. Il y avait un magasin qui louait des livres. Pour m’entraîner à lire, j’y empruntais des mangas ou des livres avec les lectures en hiragana (alphabet phonétique) pour les caractères chinois. Je me suis dit que c’était le meilleur moyen, alors j’empruntais des livres et travaillais dur pour mémoriser les caractères chinois.
A cette époque, je ne savais même pas comment utiliser un dictionnaire. Je ne savais même pas que les caractères étaient classés par nombre de traits. Je me débrouillais à ma façon. J’ai fini par apprendre comment utiliser un dictionnaire. Je me suis retroussé les manches, je suis entré au lycée, à temps partiel.
Je me suis aussi attaqué à des livres sur la médecine et la chirurgie dentaire, et peu à peu j’en suis venu à comprendre leur contenu. J’ai pris confiance en moi, je me suis dit que je pourrais m’en tirer à l’école. Une fois que j’ai commencé à comprendre, étudier est devenu un plaisir. En particulier, j’avais l’ambition de devenir prothésiste dentaire. Il ne s’agissait pas de devenir médecin, mais chaque fois que je lisais un livre médical, je comprenais. Ce que je ne comprenais pas c’était les passages en anglais. Je voulais savoir de quoi cela parlait. J’ai appris avec l’aide de mes aînés, et en étudiant par moi-même. et j’ai fini par comprendre.
Au lycée, je faisais partie de la toute première promotion du programme à temps partiel. Mais je n’ai jamais eu mon diplôme. J’étais encore au lycée, quand il a été décidé que la Clinique dentaire Takehara, où je travaillais, déménage sur l’île principale d’Okinawa. J’ai dû quitter l’école.
Départ pour l’île principale et apprentissage de l’anglais
Après l’installation du cabinet dans la ville d’Okinawa, Je me suis concentré sur l’apprentissage de l’anglais. Il y avait beaucoup d’étrangers sur l’île principale d’Okinawa. Beaucoup de nos patients l’étaient également. Je pouvais par leur parler sans apprendre l’anglais, alors j’ai commencé à étudier la langue. Pour cela, j’allais à la base militaire américaine de Nakagusuku. Un jour, il pleuvait des cordes. La dame d’une famille militaire américaine m’a dit d’emporter un parapluie. Je connaissais le mot « umbrella » en anglais, mais je ne comprenais pas « prendre ». Comme je restais planté là, elle m’a fait comprendre avec des gestes (que je devais prendre un parapluie). J’ai dit merci en anglais. et je suis rentré chez moi avec le parapluie.
Sur l’immédiat après-guerre
Cela n’a pas été dur que pour moi. Ce type d’éxpérience était probablement courant pour les enfants à l’époque. Après mon retour de Mandchourie, je n’ai pas spécialement souffert de quoi que ce soit. Ce qui m’avait le plus surpris, c’est qu’à mon retour à Miyako, je ne savais plus lire. Kanji, katakana, hiragana… j’avais pratiquement tout oublié. J’ai appris à mon corps défendant, que la peur et la misère pouvaient transformer les gens en idiots.
Pourquoi j’ai persévéré
Je pense que j’ai persévéré à cause de mon esprit de compétition, plus fort que les autres. J’avais horreur de perdre. Je ne voulais pas perdre contre mes amis. Mes camarades du même âge sont tous allés au collège, au lycée, à l’université. Pourquoi moi je n’ai jamais eu cette chance d’aller à l’école? Mais je ne voulais pas perdre, pas contre eux. C’est la seule chose qui m’animait.
Message pour la jeunesse
Il y a une chose que je voudrais demander à tous les jeunes gens : de ne plus jamais faire la guerre. Et également autre chose. J’avais 9 ans quand nous sommes partis en Mandchourie et 12 ans quand je suis revenu. Comparé à mes camarades restés à Okinawa, J’ai fait toutes sortes d’expériences. J’ai vu des paysages enneigés. j’ai vu des loups, je suis allé à la montagne et j’ai mangé des raisins sauvages. J’ai vécu beaucoup plus de choses que tous ceux qui sont restés à Okinawa toute leur vie. Je voudrais vous inviter à voir le monde pendant que vous êtes jeune, et à vivre une vie bien remplie.
M. Keisei Kawamitsu a été directeur régional de l’Association des prothésistes dentaires du Japon, puis président de l’Association des prothésistes dentaires d’Okinawa à partir de 1995. Il a reçu le prix du ministre de la Santé et du Bien-être en 2000.
Colons en Mandchourie
Mon village natal de Karimata, sur l’île de Miyako était pauvre, et les enfants qui n’étaient le fils aîné pouvaient rarement hériter des terres de leurs parents.
Il fallait donc louer des terres à cultiver ou quitter le village pour chercher du travail. Quand j’avais trois ans, mon père travaillait comme ouvrier dans une aciérie à Tobata, Fukuoka. Après deux ou trois ans, il est rentré à Karimata. Pendant ma deuxième année à l’école primaire, avant les vacances d’été, mon père a été choisi pour partir en Mandchourie, en tant que colon. Il été très heureux de rejoindre ce groupe de colons car on lui avait dit qu’il recevrait des terres là-bas. Toute notre famille a déménagé en Mandchourie l’année même. Emigrer, c’était une chose, mais soudain nous sommes soudainement passé de la chaleur d’Okinawa au climat glacial de la Mandchourie. A cette époque, nous nous déplacions en charrette. Après avoir été secoué pendant tout le trajet, nous sommes arrivé dans dans un village nommé Inaminegō. Je garde le souvenir d’un voyage très pénible à cause du froid glacial. Je ne savais pas qu’il existait un endroit aussi froid. Puis 2 ou 3 mois après notre arrivée en Mandchourie, l’hiver est arrivé, et le sol a gelé.
Début de guerre et changement Pendant cet hiver, en décembre 1941, Nous avons appris que la guerre avait éclatée et que l’armée japonaise avait attaqué Hawaï. L’ère était au militarisme, et moi aussi, j’étais certain que le Japon gagnerait. Mes parents étaient heureux: ils avaient reçu des terres immenses, bien plus qu’ils n’avaient imaginé quand ils étaient à Karimata. Nous, nous étions des enfants à l’époque, nous ne pensions qu’à jouer. A ce moment-là, c’était moi, ma sœur aînée, qui vit maintenant à Yaeyama, et mon petit frère. Et aussi peut-être une petite sœur. Trois frères et sœurs sont nés après notre arrivée en Mandchourie. Les quatrième, cinquième et sixième sont nés à Inaminegō. Ma mère, comme mon père, était originaire de Karimata.
A environ 2 km de mon école en Mandchourie, Il y avait une autre colonie appelée Hokushingō d’une vingtaine de maisons, dont les habitants étaient originaires de Miyako. Nous avons vécu là-bas pendant un certain temps. On nous avait attribué les champs tout près. L’armée fournissait également des chevaux ainsi qu’un pistolet pour chaque foyer pour se protéger. Ils distribuaient des balles une fois par mois. Nous vivions bien pour des Japonais de l’époque.
Mais à mesure que la situation militaire se détériorait et que la fin de la guerre approchait, les pères de chaque famille ont été appelés par l’armée, et toutes les armes et chevaux ont été confisqués. C’était de grands chevaux, une race de Hokkaido, L’armée les a emmenés. Puis la situation a encore empirée, et les pénuries alimentaires ont suivi. Les travaux des champs devenaient de plus en plus compliqués. Tous les hommes avaient été enrollés, Il ne restait plus que les femmes et les enfants. Nous arrivions à peine à produire de quoi subsister. Mais même dans ces conditions, notre famille a continué de s’agrandir. Nous étions six enfants, mais un de mes petits frères est mort l’année de la fin de la guerre. Nous avons encore pu creuser un trou pour l’enterrer, Mais lorsque mon autre petit frère est mort, nous vivions déjà dans un camp d’internement. C’était l’hiver, et le sol avait gelé. Nous n’avons pas pu l’enterrer. Impossible de creuser, même avec une pioche. Il y avait une épidémie de typhus, qui tuait enfants comme adultes. Ceux qui mourraient en été pouvaient être enterrés, mais pas ceux qui mourraient en hiver. La plupart des corps étaient abandonnés à l’air libre. Le camp était plein de cadavres. Le gouvernement chinois en Mandchourie a décidé de s’en débarasser parce que cela « faisait désordre ». Les corps étaient entassés à l’arrière d’une charrette comme un tas de bois mort. Quand ma mère a vu ça, elle a dit qu’elle se sentait mal de voir son fils traité de la sorte. Elle a décidé de l’enterrer d’une manière ou d’une autre. Elle a réussi à se procurer une pioche je ne sais où, et m’a demandé de creuser un trou. Cela a pris une journée entière pour enterrer mon petit frère. Des jeunes qui était partis comme engagés volontaires venaient tout juste d’être renvoyés en Mandchourie. Je leur ai demandé de l’aide. Moi aussi j’ai creusé.
Les Russes étaient en Mandchourie à ce moment.
Les femmes avaient peur des soldats russes, dElles se barbouillent le visage de suie et se rasaient complètement la tête. Il y avait un fossé autour de notre village qui avait été creuser pour se défendre contre les bandes armées. Les soldats russes y traînaient des femmes pour les violer, c’était horrible. Elles n’avaient que nous, des gamins de 11 ou 12 ans, pour les protéger On criait pour donner l’alerte : « Les soldats russes sont là ! ». Puis on courrait à la maison pour mettre une bûche au feu pour faire de la fumée, après quoi on fermait les fenêtres, pour enfumer la pièce. Les soldats russes toussaient et étaient forcés de partir. C’est comme ça que les enfants protégeaient les femmes et les jeunes enfants. Si les adultes faisaient la même chose, ils étaient fusillés immédiatement. Alors les adultes nous demandaient de les aider à protéger les femmes, en nous disant que même les Russes ne feraient pas de mal aux enfants. Voilà comment nous avons passé l’hiver en Mandchourie.
Le départ de Mandchourie
Une fois que nous avons su que nous pouvions rapatrier au Japon depuis la Mandchourie, Nous avons marché vers la ville d’Harbin. Cela nous a pris environ deux mois, marchant jour comme nuit, aux heures où l’on pensait pouvoir éviter les bandes armées. La nuit, nous ne voyions rien autour de nous, alors les enfants et les bébés pleuraient beaucoup. Les bébés ne comprenaient pas ce qui leur arrivaient. Les leaders du groupe de colons ont ordonné aux parents de tuer leur bébé, car en pleurant ils risquaient d’attirer des ennuis au reste du groupe. Ca a dû être insupportable pour les parents. Je n’ai personnellement vu aucun enfant tué, mais après cet ordre, les pleurs se sont tus. Au moment de traverser les rivières également, les petits chignaient. Lorsqu’ils se mettaient à pleurer, les parents les abandonnaient là.
Quand j’y repense, cette marche, c’était vraiment l’enfer sur la terre. La situation poussait des parents à abandonner leur enfants, ou les vendre aux Chinois, et rentrer sans eux au Japon. Ma famille n’avait pas à faire ce genre de décisions. Tous les quatre de mes jeunes frères étaient déjà morts pendant notre hiver en détention. Nous n’étions que tous les trois, ma mère, ma sœur aînée, et moi. Tant bien que mal, nous avons atteint Harbin.
La vie à Harbin
A Harbin, il y avait une école primaire japonaise appelée l’école primaire Hanazono. Nous avons été détenus dans cette école. J’étais très affaibli,mais j’ai pu trouver un travail dans une boulangerie et j’y ai travaillé pendant environ un mois. Puis j’ai eu des ennuis pour avoir caché des croûtes de pain dans ma poche. Je voulais les donner à manger à ma mère. J’ai volé des croûtes de pain, et pour ça, j’ai été renvoyé.
Après cela, Je suis tombé malade du typhus. Ma mère a utilisé nos économies et a vendu tous nos biens pour me faire soigner. Puis, juste au moment où nous n’avions plus rien, c’est ma mère est tombée malade. Il n’y avait pas de médecins à l’époque alors ma mère est morte comme ça. Il n’y avait pas de cimetière, et je ne savais pas où l’enterrer alors j’ai dû l’emmener dans une cave creusée dans un rocher à l’intérieur du camp. C’est là où l’on déposait les corps de ceux qui mourraient au camp. Quand la cave était pleine, les cadavres étaient transportés ailleurs, en charrette. Ce n’était plus l’hiver, mais l’été. Pour charger les corps dans la charrette, ils utilisaient une fourche, comme celles qu’on utilise à la ferme. Je ne sais pas où ils ont emmenés les restes de ma mère. Mais pendant qu’ils chargeaient les cadavres à coup de fourche, parfois c’était une tête qui roulait, ou un bras qui tombait. Je n’ai jamais su où les corps étaient emmenés.
Depuis le camp de Harbin, les évacués étaient transférés en groupes successifs. Nous avons marché jusqu’au train avec ma soeur, mais j’étais épuisé. Le wagon du train était si haut, que les enfants comme nous ne pouvaient pas y monter. Ce sont des Coréens qui nous ont hissés dessus. Ma sœur me l’a souvent rappelé que c’étaient des Coréens qui nous avaient sauvés ce jour-là. Le train dans lequel nous sommes montés n’avais pas de toit mais nous étions heureux de ne pas avoir à marcher. Le matin suivant, J’ai remarqué un adulte à côté de moi allongé et sans vie. Quand j’ai essayé de le réveiller, il était déjà mort. Nous avons passé quelques jours sur le train qui s’est arrêté à Busan en Corée. Et de là, on nous a fait embarquer sur un bateau.
Retour au Japon par bateau
Quand je suis monté sur le bateau j’avais l’impression d’être déjà au Japon. J’étais vraiment soulagé. La nourriture à bord du navire, c’était du riz blanc des algues. C’est tout ce qu’on nous donnait, mais pour nous c’était un régal. J’avais du mal à croire que quelque chose puisse être aussi bon. Le navire s’est d’abord dirigé vers un port militaire de Nagasaki appelé Sasebo. Juste quand nous sommes arrivés à Sasebo, une épidémie de choléra s’est déclarée sur le bateau. Nous sommes restés ancrés au large de Sasebo pendant environ une semaine jusqu’à ce que l’épidémie se calme. Puis au bout d’une semaine, on ne nous toujours pas laissé accoster à Sasebo alors nous avons continué jusqu’à un endroit appelé Otake, à Hiroshima et nous avons pu débarquer. La première chose qui nous attendait à la descente du bateau c’était du DDT (insecticide). On nous en aspergeait tellement qu’on en était tout blancs des pieds à la tête. Nous avons passé la nuit à Otake, et le lendemain, nous sommes montés à bord d’un train à destination de Kure, à Hiroshima. On avait entendu dire que de là partirait un bateau à destination d’Okinawa. En traversant la ville d’Hiroshima, nous n’avons vu qu’un champ de ruines. La gare était introuvable, il ne restait plus que ses fondations. Tout était réduit en cendres. Nous sommes arrivés près de Kure, mais là, on nous a dit qu’il ne partait plus de bateau pour Okinawa Ensuite nous sommes allés dans un camp à Nagoya. Sur les restes de l’usine Mitsubishi Heavy Industries, à Nagoya, il y avait un camp pour les gens originaires d’Okinawa. Après y être restés environ un mois, nous sommes finalement retournés sur l’île de Miyako.
L’île de Miyako juste après la guerre
L’île de Miyako souffrait de pénuries alimentaires à l’époque, la vie était difficile. J’ai vécu chez mon oncle pendant environ un an. A Miyako, le gouvernement militaire américain distribuait des vivres et des vêtements. Pour la distribution des rations, les enfants rapatriés de l’étranger avaient la priorité sur ceux rapatriés des régions proches. Je pense que de nombreuses portions étaient livrées chez notre oncle comme ma sœur et moi avions tous les deux évacués de Mandchourie. Les rations consistaient en des jaunes d’oeufs séchés ou des boîtes de conserve. Quant aux vêtements, nous recevions des pantalons ou des vestes taillés pour des enfants américains, ils étaient trop grands pour nous. On nous les distribuait gratuitement.
A l’époque, il y avait également des bateaux de contrebande, et les Taïwanais qui venaient souvent de Taïwan. J’ai appris qu’un bateau taïwanais allait arriver. J’y suis allé. Comme je parlais un peu chinois à l’époque, j’ai discuté un peu avec l’équipage. Les Taïwanais étaient surpris, alors ils m’ont offert des boîtes de conserve Quand je les ai raméné à mon oncle, il m’a félicité et m’a dit que j’étais intelligent. C’était la vie à l’époque. J’ai fait ce que j’ai pu pour survivre.
Apprenti et écolier
À ce moment-là, ma sœur travaillait comme femme de ménage dans le cabinet d’un dentiste nommé M. Takehara. Elle m’a aidé à trouver une place d’apprenti au cabinet. Au bout d’un moment, on m’a conseillé de m’inscrire en alternance, à temps partiel, au Lycée de Miyako. Je ne savais pas lire parce que je n’étais plus scolarisé, mais j’ai quand même décidé de m’inscrire. Il y avait un magasin qui louait des livres. Pour m’entraîner à lire, j’y empruntais des mangas ou des livres avec les lectures en hiragana (alphabet phonétique) pour les caractères chinois. Je me suis dit que c’était le meilleur moyen, alors j’empruntais des livres et travaillais dur pour mémoriser les caractères chinois.
A cette époque, je ne savais même pas comment utiliser un dictionnaire. Je ne savais même pas que les caractères étaient classés par nombre de traits. Je me débrouillais à ma façon. J’ai fini par apprendre comment utiliser un dictionnaire. Je me suis retroussé les manches, je suis entré au lycée, à temps partiel.
Je me suis aussi attaqué à des livres sur la médecine et la chirurgie dentaire, et peu à peu j’en suis venu à comprendre leur contenu. J’ai pris confiance en moi, je me suis dit que je pourrais m’en tirer à l’école. Une fois que j’ai commencé à comprendre, étudier est devenu un plaisir. En particulier, j’avais l’ambition de devenir prothésiste dentaire. Il ne s’agissait pas de devenir médecin, mais chaque fois que je lisais un livre médical, je comprenais. Ce que je ne comprenais pas c’était les passages en anglais. Je voulais savoir de quoi cela parlait. J’ai appris avec l’aide de mes aînés, et en étudiant par moi-même. et j’ai fini par comprendre.
Au lycée, je faisais partie de la toute première promotion du programme à temps partiel. Mais je n’ai jamais eu mon diplôme. J’étais encore au lycée, quand il a été décidé que la Clinique dentaire Takehara, où je travaillais, déménage sur l’île principale d’Okinawa. J’ai dû quitter l’école.
Départ pour l’île principale et apprentissage de l’anglais
Après l’installation du cabinet dans la ville d’Okinawa, Je me suis concentré sur l’apprentissage de l’anglais. Il y avait beaucoup d’étrangers sur l’île principale d’Okinawa. Beaucoup de nos patients l’étaient également. Je pouvais par leur parler sans apprendre l’anglais, alors j’ai commencé à étudier la langue. Pour cela, j’allais à la base militaire américaine de Nakagusuku. Un jour, il pleuvait des cordes. La dame d’une famille militaire américaine m’a dit d’emporter un parapluie. Je connaissais le mot « umbrella » en anglais, mais je ne comprenais pas « prendre ». Comme je restais planté là, elle m’a fait comprendre avec des gestes (que je devais prendre un parapluie). J’ai dit merci en anglais. et je suis rentré chez moi avec le parapluie.
Sur l’immédiat après-guerre
Cela n’a pas été dur que pour moi. Ce type d’éxpérience était probablement courant pour les enfants à l’époque. Après mon retour de Mandchourie, je n’ai pas spécialement souffert de quoi que ce soit. Ce qui m’avait le plus surpris, c’est qu’à mon retour à Miyako, je ne savais plus lire. Kanji, katakana, hiragana… j’avais pratiquement tout oublié. J’ai appris à mon corps défendant, que la peur et la misère pouvaient transformer les gens en idiots.
Pourquoi j’ai persévéré
Je pense que j’ai persévéré à cause de mon esprit de compétition, plus fort que les autres. J’avais horreur de perdre. Je ne voulais pas perdre contre mes amis. Mes camarades du même âge sont tous allés au collège, au lycée, à l’université. Pourquoi moi je n’ai jamais eu cette chance d’aller à l’école? Mais je ne voulais pas perdre, pas contre eux. C’est la seule chose qui m’animait.
Message pour la jeunesse
Il y a une chose que je voudrais demander à tous les jeunes gens : de ne plus jamais faire la guerre. Et également autre chose. J’avais 9 ans quand nous sommes partis en Mandchourie et 12 ans quand je suis revenu. Comparé à mes camarades restés à Okinawa, J’ai fait toutes sortes d’expériences. J’ai vu des paysages enneigés. j’ai vu des loups, je suis allé à la montagne et j’ai mangé des raisins sauvages. J’ai vécu beaucoup plus de choses que tous ceux qui sont restés à Okinawa toute leur vie. Je voudrais vous inviter à voir le monde pendant que vous êtes jeune, et à vivre une vie bien remplie.
M. Keisei Kawamitsu a été directeur régional de l’Association des prothésistes dentaires du Japon, puis président de l’Association des prothésistes dentaires d’Okinawa à partir de 1995. Il a reçu le prix du ministre de la Santé et du Bien-être en 2000.