Améliorer le quotidien après la guerre
Mme. Keiko Matsuda
Date de naissance:1927
Lieu de naissance:Village d'Yomitan
La vie des évacués
J’avais 18 ans au moment de la guerre. La guerre ne m’inquiétait personnellement pas beaucoup. Mon père est parti au combat, puis mon grand frère, l’aîné. J’avais une grande sœur qui travaillait au bureau de poste. Mes autres frères et sœurs étaient encore jeunes. Comme j’étais l’aînée de ceux qui restaient, et la plus forte, je devais aider ma mère, et je restais à m’occuper de la maison avec elle. A l’époque, il y avait le slogan « la défense derrière les armes » : lorsque les soldats partaient au combat, la défense des villes et villages revenait à ceux de l’arrière. Les associations de jeunes dans chaque hameau étaient également très actives. A leur âge, ils ne savaient pas quoi faire pour soutenir l’effort de guerre, ni même ce qu’était vraiment la guerre, à quel point c’était quelque chose de terrifiant.
Nous avons été évacués à Hentona, dans le village de Kunigami, puis ensuite dans le hameau de Tōbaru. Les gens de Yomitan étaient regroupés. Nous vivions dans les maisons qu’on nous avait attribuées. Puis un jour, nous avons reçu l’autre de fuir parce que l’ennemi allait arriver. Nous avons fui dans les collines en famille, avec nos bagages sur le dos. Nous sommes montés loin dans les collines de Hentona.
Pour manger, nous allions par petits groupes aux champs, après la nuit tombée. Nous cherchions principalement des feuilles de patates douces. On pouvait cueillir les feuilles tant qu’on voulait. Si on ne déterrait pas les patates qu’il y avait en dessous les feuilles avaient le temps de repousser d’ici notre passage suivant. Si l’on déterrait les patates, le plant fânait dans la journée. Mais si on ne touchait pas aux patates, nous aurions de nouveau de quoi manger plus tard. Même sans être spécialistes,
nous savions au moins cela. « N’arrache pas les racines, laisses-en pour demain. » C’était la vie que nous menions. Nous avons su peu à peu où trouver de quoi manger.
Nous nous sommes tournés vers les patates douces une fois qu’il n’y a plus rien eu à manger. Au début, nous cueillions les herbes au bord des chemins, sans trop savoir ce que nous faisions. Les anciens qui étaient cachés avec nous nous apprenaient à reconnaître les plantes comestibles. Lors qu’il n’y plus eu d’herbes sauvages à manger,
nous nous sommes rabattus sur les feuilles de patates douces. Je pense que si nous avons survécu, c’est grâce à elles.
Quand nous sortions du côté de la mer, nous voyions les fusées éclairantes s’élever. On y voyait mieux qu’en plein jour. On pouvait distinguer les gens clairement. Une nuit où l’on y voyait si clair que je devais ramper, j’ai entendu des coups de feu et senti les balles à mes pieds. Je croyais avoir perdu mes jambes, mais les balles avaient transpercé le pantalon que je portais.
Nous sommes restés trois mois dans les collines. Je me demande ce que nous aurions pu manger si la guerre avait duré plus longtemps. En apprenant la fin de la guerre,
nous n’avons pas pu rentrer tout de suite. Nous sommes d’avord allés tous ensemble à Yaka, de nuit, en nous cachant. Nous ne pouvions pas nous déplacer de jour. Nous ne sommes pas allés au camp de prisonniers. Quelqu’un qui savait nous a dit : « Vous êtes de Yomitan, n’est-ce pas ? » « J’ai de la place à la maison, vous pourrez y passer la nuit ». C’était une étable et une porcherie. Nous les avons nettoyées et avons dormi par terre, sur ce que nous pouvions. Mais nous étions tous très contents, et très reconnaissants. Puis le lendemain, nous nous sommes remis en marche. Cela nous a pris plusieurs mois pour arriver près de Yomitan.
Pendant longtemps, nous n’avons pas su que mon père était mort au combat. Nous l’attendions, pensant qu’il allait revenir. Nous étions tout près de l’endroit où il était mort. Plusieurs années plus tard, nous avons su qu’il était mort à Chatan. Toute la famille s’est mise aux recherches, pour finalement trouver l’endroit où nous pensions
qu’il avait été enterré. J’ai alors réalisé qu’il était bel et bien mort. Je pense qu’il n’y a rien d’aussi stupide que la guerre. Pourquoi les gens devaient-ils s’entretuer ? Pourquoi se battre et sacrifier autant de gens ? C’est la question que je me pose. C’est pour cela que je veux la paix. Je pense que la paix est plus importante que tout.
Lorsque nous sommes arrivés chez nous, après la guerre, il ne restait plus rien. Je me rappelle bien de la maison de la famille Matsuda : il n’y avait plus qu’un terrain vague à cet endroit. C’était à se demander s’il y avait vraiment eu une maison. C’était pareil pour notre hameau, il n’en restait plus rien. Nous étions plantés là, à pleurer. Nous demandions si nous allions pouvoir survivre comme ça. Nous rentrions enfin chez nous, épuisés par la guerre, nous retrouvions nos proches – mais nous ne savions pas comment continuer à vivre.
Après la guerre, le quotidien s’améliore
C’est à cette époque que le « Groupe pour l’amélioration du quotidien » nous a redonné espoir. Le groupe recrutaient des jeunes femmes qui avaient la vingtaine ou la trentaine. Si nous ne trouvions pas le moyen de reconstruire nos vies, les choses n’allaient pas s’améliorer. La guerre s’est terminée en 1945. En 1948, Nous nous sommes rassemblées et avons retroussé nos manches. Nous avons travaillé toutes ensemble.
Nos espoirs de reconstruction étaient ravivés. J’avais survécu à la guerre et maintenant que j’avais la chance d’avoir des enfants, je voulais avoir une belle vie. C’est ce qui motivait mon désir de lendemains meilleurs. Je me rappelle toujours de cette époque-là avec émotion. Alors même que nous n’avions que des patates à manger, j’étais convaincue que les choses iraient mieux demain.
De tous les besoins primaires, construire une maison était le plus difficile. Il y avait une « chansons des voisins » qu’on chantait souvent à l’époque « Toc toc toc, fait le voisin pardon, j’ouvre la fenêtre ». C’était vraiment comme dans la chanson quand nous devions ouvrir une fenêtre. Comme nous vivions à deux familles nombreuses
dans des petites maisons, nous ouvrions les fenêtres pour nous passer des choses : « Aujourd’hui on a cuit beaucoup de patates, vous en voulez ? » C’était comme ça la vie dans les logements standards d’après-guerre.
Le plus important, c’était la nourriture. On pense beaucoup mieux lorsque l’on mange à sa faim. Pour les vêtements, nous avions les uniformes HBT verts des Américains. Les gens qui travaillaient dans les bases récupéraient de vieux uniformes, que nous décousions pour nous tailler des vêtements. Nous n’avions pas de vêtements pour bébé. Lorsque les hommes sont revenus de la guerre, beaucoup de bébés sont nés. Il y a avait 3 ou 4 enfants dans chaque famille. Quand un bébé naissait, il fallait trouver de quoi l’habiller. Le mieux pour ça, c’était le tissu des parachutes de l’armée américaine. J’en pleure encore de rire. Nous trouvions des parachutes déchirés
accrochés un peu partout autour de l’aérodrome tout proche. Nous allions à la chasse au parachute car le tissu en est très doux : nous faisions des vêtements pour bébé
que nous offrions aux futurs parents. Puis quand les bébés commençaient à marcher, nous leur faisions un des pantalons ou des vestes simples à partir de vieux uniformes américains. Pour différencier les filles et les garçons, nous ajoutions des broderies pour les filles : c’est comme ça qu’a commencé la broderie après-guerre. Nous utilisions du fil de soie, facile à broder. Puis de fil en aiguille, nous avons appris à teindre la soie. Nous cueillions les feuilles de certains arbres et faisions la teinture nous-mêmes.
Un jour, j’ai vu un enfant qui portait de très beaux habits, en tissu d’uniforme avec toutes sortes de motifs. J’ai demandé à sa mère de m’enseigner.
L’élevage de porcs et le budget du ménage Une truie n’a que 12 mamelles. et un jour qu’une truie avait eu 14 petits, on m’a appelée pour me donner l’un des petits. Je l’ai ramené à la maison. Je suis allée demander du lait et les restes des Américains. J’ai dit que c’était pour mon petit cochon et on m’a donné ce que je demandais. J’ai fait pareil avec l’école. Je récupérais ce que les gens jetaient pour nourrir mon cochon. Je l’ai élevé pendant environ six mois. A l’époque nous prenions notre temps. Beaucoup de familles élevaient des cochons comme cela. C’est difficile à imaginer aujourd’hui. Tout le monde avait besoin d’une porcherie à l’époque. Nous en avons fabriquée une petite entourée de pierres, et nous y élevions des porcs pour nous faire un peu d’argent.
Ca nous demandait beaucoup d’efforts. Mais nous voulions envoyer tous nos enfants au lycée, ce qui demandait de l’argent. Certaines familles ne pouvaient pas se le permettre. C’est là que tenir un livre de comptes pour notre ménage s’est montré particulièrement utile. Cela nous a donné beaucoup d’idées pour faire des économies.
Création du Chœur « Pots et Casseroles »
Le chœur Nabekama, « pots et casseroles », était un projet vraiment amusant. Sept ou huit ans après la fin de la guerre, alors que nous nous efforcions d’améliorer notre quotidien, nous n’avions aucun loisir, c’était un peu déprimant. Sans journaux, livres ou télévision, nous ne faisions que papoter autour d’une tasse de thé. Un jour, quelqu’un a tapé sur un boîte de conserve – ça a fait un joli son – puis une deuxième, puis on a aligné les conserves. Quelqu’un s’est mis à fredonner : « Toc toc toc, c’est le voisin ». Puis nous nous sommes mis à accompagner la chanson en tapant sur des pots et des casseroles. Le couvercle des casseroles sonnait particulièrement bien.
Moi j’étais en charge du mortier. C’était très lourd, et personne n’en avait voulu. alors je l’ai pris. Pour le frapper, j’utilisais un balai. Ce qui sonnait le mieux,
c’était de faire rouler les fèves soramame séchées. J’adorais ce son. Nous nous sommes mis à jouer ensemble. Comme nous n’avions pas de loisirs,
nous nous rassemblions toutes le soir pour jouer. Quand nous nous y sommes toutes mises, nous nous sommes beaucoup amusées. Nous appelions ça « nabikankan ».
Après nos classes d’amélioration du quotidien, et une fois que les conversations s’étaient éteintes, comme nous n’avions pas la télévision, nous avions trouvé quelque chose d’amusant à faire. Puis quelqu’un a suggéré que nous jouions pour une des fêtes du village. La musique s’est avérée être bonne, et nous avons pris le nom de « chœur Nabekama ». Quelqu’un du gouvernement des Ryūkyūs est venu nous écouter, et il a adoré. Il nous a invitées à venir nous produire. Nous avons joué dans différents villages, nous sommmes allées jusqu’à Yanbaru, dans le nord. Je crois que notre chœur Nabekama a apporté de la joie à tout le monde.
Message pour la jeunesse
Les gens devraient être plus attentifs aux autres et plus s’entraider. Je ne pense pas qu’on puisse être heureux en ne pensant qu’à soi-même comme c’est le cas maintenant. C’est peut-être l’âge, mais j’ai l’impression que les choses ne sont plus comme avant.
Aujourd’hui, la famille nucléaire est la norme, mais autrefois il n’y avait que des familles nombreuses. On s’invitait entre cousins à manger ou à venir passer la nuit. C’était une belle époque où les gens s’entraidaient. Maintenant, les jeunes n’ont pratiquement jamais l’occasion d’échanger avec des personnes âgées. Même si nous avons des choses à leur dire, ou que nous voudrions leur transmettre, les occasions de le faire sont très rares. On ne peux pas revenir en arrière. Mais je pense que les jeunes pourraient s’investir davantage dans leur communauté. Je voudrais qu’ils s’ouvrent à l’idée que cela leur profiterait aussi à titre personnel ainsi qu’à leurs enfants. Je crains que l’on aille aux devants de problèmes si chacun se contente d’élever ses enfants chacun dans son coin à la maison.
Après la guerre Mme Keiko Matsuda a travaillé comme comptable dans un centre de ravitaillement. Forte de cette expérience, elle s’est efforcée d’améliorer le quotiden de sa communauté et de redonner vie aux fêtes et cérémonies locales, à la tête de différentes initiatives. Elle s’est également efforcée de dynamiser et de créer de lien social à l’échelle de sa communauté, notamment pour l’éducation des enfants. Elle a été successivement été Présidente de la Fédération des Femmes d’Okinawa et de l’Association pour l’Amélioration du Quotidien, ainsi que médiatrice auprès du juge aux affaires familiales.
La vie des évacués
J’avais 18 ans au moment de la guerre. La guerre ne m’inquiétait personnellement pas beaucoup. Mon père est parti au combat, puis mon grand frère, l’aîné. J’avais une grande sœur qui travaillait au bureau de poste. Mes autres frères et sœurs étaient encore jeunes. Comme j’étais l’aînée de ceux qui restaient, et la plus forte, je devais aider ma mère, et je restais à m’occuper de la maison avec elle. A l’époque, il y avait le slogan « la défense derrière les armes » : lorsque les soldats partaient au combat, la défense des villes et villages revenait à ceux de l’arrière. Les associations de jeunes dans chaque hameau étaient également très actives. A leur âge, ils ne savaient pas quoi faire pour soutenir l’effort de guerre, ni même ce qu’était vraiment la guerre, à quel point c’était quelque chose de terrifiant.
Nous avons été évacués à Hentona, dans le village de Kunigami, puis ensuite dans le hameau de Tōbaru. Les gens de Yomitan étaient regroupés. Nous vivions dans les maisons qu’on nous avait attribuées. Puis un jour, nous avons reçu l’autre de fuir parce que l’ennemi allait arriver. Nous avons fui dans les collines en famille, avec nos bagages sur le dos. Nous sommes montés loin dans les collines de Hentona.
Pour manger, nous allions par petits groupes aux champs, après la nuit tombée. Nous cherchions principalement des feuilles de patates douces. On pouvait cueillir les feuilles tant qu’on voulait. Si on ne déterrait pas les patates qu’il y avait en dessous les feuilles avaient le temps de repousser d’ici notre passage suivant. Si l’on déterrait les patates, le plant fânait dans la journée. Mais si on ne touchait pas aux patates, nous aurions de nouveau de quoi manger plus tard. Même sans être spécialistes,
nous savions au moins cela. « N’arrache pas les racines, laisses-en pour demain. » C’était la vie que nous menions. Nous avons su peu à peu où trouver de quoi manger.
Nous nous sommes tournés vers les patates douces une fois qu’il n’y a plus rien eu à manger. Au début, nous cueillions les herbes au bord des chemins, sans trop savoir ce que nous faisions. Les anciens qui étaient cachés avec nous nous apprenaient à reconnaître les plantes comestibles. Lors qu’il n’y plus eu d’herbes sauvages à manger,
nous nous sommes rabattus sur les feuilles de patates douces. Je pense que si nous avons survécu, c’est grâce à elles.
Quand nous sortions du côté de la mer, nous voyions les fusées éclairantes s’élever. On y voyait mieux qu’en plein jour. On pouvait distinguer les gens clairement. Une nuit où l’on y voyait si clair que je devais ramper, j’ai entendu des coups de feu et senti les balles à mes pieds. Je croyais avoir perdu mes jambes, mais les balles avaient transpercé le pantalon que je portais.
Nous sommes restés trois mois dans les collines. Je me demande ce que nous aurions pu manger si la guerre avait duré plus longtemps. En apprenant la fin de la guerre,
nous n’avons pas pu rentrer tout de suite. Nous sommes d’avord allés tous ensemble à Yaka, de nuit, en nous cachant. Nous ne pouvions pas nous déplacer de jour. Nous ne sommes pas allés au camp de prisonniers. Quelqu’un qui savait nous a dit : « Vous êtes de Yomitan, n’est-ce pas ? » « J’ai de la place à la maison, vous pourrez y passer la nuit ». C’était une étable et une porcherie. Nous les avons nettoyées et avons dormi par terre, sur ce que nous pouvions. Mais nous étions tous très contents, et très reconnaissants. Puis le lendemain, nous nous sommes remis en marche. Cela nous a pris plusieurs mois pour arriver près de Yomitan.
Pendant longtemps, nous n’avons pas su que mon père était mort au combat. Nous l’attendions, pensant qu’il allait revenir. Nous étions tout près de l’endroit où il était mort. Plusieurs années plus tard, nous avons su qu’il était mort à Chatan. Toute la famille s’est mise aux recherches, pour finalement trouver l’endroit où nous pensions
qu’il avait été enterré. J’ai alors réalisé qu’il était bel et bien mort. Je pense qu’il n’y a rien d’aussi stupide que la guerre. Pourquoi les gens devaient-ils s’entretuer ? Pourquoi se battre et sacrifier autant de gens ? C’est la question que je me pose. C’est pour cela que je veux la paix. Je pense que la paix est plus importante que tout.
Lorsque nous sommes arrivés chez nous, après la guerre, il ne restait plus rien. Je me rappelle bien de la maison de la famille Matsuda : il n’y avait plus qu’un terrain vague à cet endroit. C’était à se demander s’il y avait vraiment eu une maison. C’était pareil pour notre hameau, il n’en restait plus rien. Nous étions plantés là, à pleurer. Nous demandions si nous allions pouvoir survivre comme ça. Nous rentrions enfin chez nous, épuisés par la guerre, nous retrouvions nos proches – mais nous ne savions pas comment continuer à vivre.
Après la guerre, le quotidien s’améliore
C’est à cette époque que le « Groupe pour l’amélioration du quotidien » nous a redonné espoir. Le groupe recrutaient des jeunes femmes qui avaient la vingtaine ou la trentaine. Si nous ne trouvions pas le moyen de reconstruire nos vies, les choses n’allaient pas s’améliorer. La guerre s’est terminée en 1945. En 1948, Nous nous sommes rassemblées et avons retroussé nos manches. Nous avons travaillé toutes ensemble.
Nos espoirs de reconstruction étaient ravivés. J’avais survécu à la guerre et maintenant que j’avais la chance d’avoir des enfants, je voulais avoir une belle vie. C’est ce qui motivait mon désir de lendemains meilleurs. Je me rappelle toujours de cette époque-là avec émotion. Alors même que nous n’avions que des patates à manger, j’étais convaincue que les choses iraient mieux demain.
De tous les besoins primaires, construire une maison était le plus difficile. Il y avait une « chansons des voisins » qu’on chantait souvent à l’époque « Toc toc toc, fait le voisin pardon, j’ouvre la fenêtre ». C’était vraiment comme dans la chanson quand nous devions ouvrir une fenêtre. Comme nous vivions à deux familles nombreuses
dans des petites maisons, nous ouvrions les fenêtres pour nous passer des choses : « Aujourd’hui on a cuit beaucoup de patates, vous en voulez ? » C’était comme ça la vie dans les logements standards d’après-guerre.
Le plus important, c’était la nourriture. On pense beaucoup mieux lorsque l’on mange à sa faim. Pour les vêtements, nous avions les uniformes HBT verts des Américains. Les gens qui travaillaient dans les bases récupéraient de vieux uniformes, que nous décousions pour nous tailler des vêtements. Nous n’avions pas de vêtements pour bébé. Lorsque les hommes sont revenus de la guerre, beaucoup de bébés sont nés. Il y a avait 3 ou 4 enfants dans chaque famille. Quand un bébé naissait, il fallait trouver de quoi l’habiller. Le mieux pour ça, c’était le tissu des parachutes de l’armée américaine. J’en pleure encore de rire. Nous trouvions des parachutes déchirés
accrochés un peu partout autour de l’aérodrome tout proche. Nous allions à la chasse au parachute car le tissu en est très doux : nous faisions des vêtements pour bébé
que nous offrions aux futurs parents. Puis quand les bébés commençaient à marcher, nous leur faisions un des pantalons ou des vestes simples à partir de vieux uniformes américains. Pour différencier les filles et les garçons, nous ajoutions des broderies pour les filles : c’est comme ça qu’a commencé la broderie après-guerre. Nous utilisions du fil de soie, facile à broder. Puis de fil en aiguille, nous avons appris à teindre la soie. Nous cueillions les feuilles de certains arbres et faisions la teinture nous-mêmes.
Un jour, j’ai vu un enfant qui portait de très beaux habits, en tissu d’uniforme avec toutes sortes de motifs. J’ai demandé à sa mère de m’enseigner.
L’élevage de porcs et le budget du ménage Une truie n’a que 12 mamelles. et un jour qu’une truie avait eu 14 petits, on m’a appelée pour me donner l’un des petits. Je l’ai ramené à la maison. Je suis allée demander du lait et les restes des Américains. J’ai dit que c’était pour mon petit cochon et on m’a donné ce que je demandais. J’ai fait pareil avec l’école. Je récupérais ce que les gens jetaient pour nourrir mon cochon. Je l’ai élevé pendant environ six mois. A l’époque nous prenions notre temps. Beaucoup de familles élevaient des cochons comme cela. C’est difficile à imaginer aujourd’hui. Tout le monde avait besoin d’une porcherie à l’époque. Nous en avons fabriquée une petite entourée de pierres, et nous y élevions des porcs pour nous faire un peu d’argent.
Ca nous demandait beaucoup d’efforts. Mais nous voulions envoyer tous nos enfants au lycée, ce qui demandait de l’argent. Certaines familles ne pouvaient pas se le permettre. C’est là que tenir un livre de comptes pour notre ménage s’est montré particulièrement utile. Cela nous a donné beaucoup d’idées pour faire des économies.
Création du Chœur « Pots et Casseroles »
Le chœur Nabekama, « pots et casseroles », était un projet vraiment amusant. Sept ou huit ans après la fin de la guerre, alors que nous nous efforcions d’améliorer notre quotidien, nous n’avions aucun loisir, c’était un peu déprimant. Sans journaux, livres ou télévision, nous ne faisions que papoter autour d’une tasse de thé. Un jour, quelqu’un a tapé sur un boîte de conserve – ça a fait un joli son – puis une deuxième, puis on a aligné les conserves. Quelqu’un s’est mis à fredonner : « Toc toc toc, c’est le voisin ». Puis nous nous sommes mis à accompagner la chanson en tapant sur des pots et des casseroles. Le couvercle des casseroles sonnait particulièrement bien.
Moi j’étais en charge du mortier. C’était très lourd, et personne n’en avait voulu. alors je l’ai pris. Pour le frapper, j’utilisais un balai. Ce qui sonnait le mieux,
c’était de faire rouler les fèves soramame séchées. J’adorais ce son. Nous nous sommes mis à jouer ensemble. Comme nous n’avions pas de loisirs,
nous nous rassemblions toutes le soir pour jouer. Quand nous nous y sommes toutes mises, nous nous sommes beaucoup amusées. Nous appelions ça « nabikankan ».
Après nos classes d’amélioration du quotidien, et une fois que les conversations s’étaient éteintes, comme nous n’avions pas la télévision, nous avions trouvé quelque chose d’amusant à faire. Puis quelqu’un a suggéré que nous jouions pour une des fêtes du village. La musique s’est avérée être bonne, et nous avons pris le nom de « chœur Nabekama ». Quelqu’un du gouvernement des Ryūkyūs est venu nous écouter, et il a adoré. Il nous a invitées à venir nous produire. Nous avons joué dans différents villages, nous sommmes allées jusqu’à Yanbaru, dans le nord. Je crois que notre chœur Nabekama a apporté de la joie à tout le monde.
Message pour la jeunesse
Les gens devraient être plus attentifs aux autres et plus s’entraider. Je ne pense pas qu’on puisse être heureux en ne pensant qu’à soi-même comme c’est le cas maintenant. C’est peut-être l’âge, mais j’ai l’impression que les choses ne sont plus comme avant.
Aujourd’hui, la famille nucléaire est la norme, mais autrefois il n’y avait que des familles nombreuses. On s’invitait entre cousins à manger ou à venir passer la nuit. C’était une belle époque où les gens s’entraidaient. Maintenant, les jeunes n’ont pratiquement jamais l’occasion d’échanger avec des personnes âgées. Même si nous avons des choses à leur dire, ou que nous voudrions leur transmettre, les occasions de le faire sont très rares. On ne peux pas revenir en arrière. Mais je pense que les jeunes pourraient s’investir davantage dans leur communauté. Je voudrais qu’ils s’ouvrent à l’idée que cela leur profiterait aussi à titre personnel ainsi qu’à leurs enfants. Je crains que l’on aille aux devants de problèmes si chacun se contente d’élever ses enfants chacun dans son coin à la maison.
Après la guerre Mme Keiko Matsuda a travaillé comme comptable dans un centre de ravitaillement. Forte de cette expérience, elle s’est efforcée d’améliorer le quotiden de sa communauté et de redonner vie aux fêtes et cérémonies locales, à la tête de différentes initiatives. Elle s’est également efforcée de dynamiser et de créer de lien social à l’échelle de sa communauté, notamment pour l’éducation des enfants. Elle a été successivement été Présidente de la Fédération des Femmes d’Okinawa et de l’Association pour l’Amélioration du Quotidien, ainsi que médiatrice auprès du juge aux affaires familiales.