L’île d’Ie pendant et après la guerre
M. Kamekichi Uchima
Date de naissance:1937
Lieu de naissance:Village Ie
l’île d’Ie, avant que la guerre ne dégénère
L’année de la bataille d’Okinawa, j’avais sept ans. En 1943, la construction d’un aérodrome sur l’île d’Ie a commencé. Au jardin d’enfants, nous avons reçu la visite d’un officier japonais à cheval. Je me rappelle avoir pensé qu’il avait de l’allure mais j’avais aussi un peu peur. Ma famille était composée de sept personnes : mes parents, mes quatre sœurs aînées et moi. Je me souviens du débarquement militaire américain. parce que j’étais avec ma famille : nous n’avions pas quitté l’île.
La vie dans un abri antiaérien
Je pense que ça devait être le 13 ou 14 avril (1945). Notre chaumière a brûlé (dans un bombardement). L’abri où nous étions réfugiés n’était qu’à 4 ou 5m de notre maison. Mais nous ne pouvions rien faire d’autre que la regarder brûler. Nous ne pouvions même pas y verser une seule goutte d’eau. Des avions militaires américains volaient haut dans le ciel. Nous nous sentions en danger. Toute la famille étendue s’est réunie : 25 personnes entassée dans ce minuscule abri. Nous étions assis les bras autour de nos genous, impossible de déplier nos jambes. Au bout de quatre jours,
Nous avons entendu de la musique comme nous n’en n’avions jamais entendue provenant d’un bois à 200m au sud de notre abri. Nous avons quitté l’abri pensant qu’il n’était plus sûr, pour nous réfugier dans le mausolée familial. Les adultes disaient : « une tombe, c’est un lieu de mort », « De toutes façons, une fois morts c’est ici qu’on nous mettra. » « En mourant directement dans la tombe, on ne causera de tort à personne. » Nous avions fui avec seulement les vêtements que nous portions : pas moyen d’emporter de nourriture avec nous. Nous n’avions qu’une grande bouteille d’eau de 1,8 litre avec nous. Nous avons croisé un soldat japonais sur le chemin, et quand nous lui avons offert de l’eau, il a tout bu. Nous n’avions donc ni eau ni nourriture.
Si nous avions pu aller en ville nous aurions eu de la nourriture et de l’eau. Le lendemain de notre fuite, nous avons essayez d’aller au village chercher de l’eau et des provisions, mais ce n’était pas possible : il y avait beaucoup de soldats américains. Nous avons renoncé et sommes allés voir du côté des champs. Là, nous avons déterré des patates douces et environ 10 tiges de canne à sucre. Nous avons tout mangé cru. A cause de la bataille, nos chevaux et nos vaches s’étaient enfuis. Blessés, ils étaient allés à l’étang pour boire, et y étaient morts d’épuisement. Leurs corps en décomposition étaient infestés d’asticots. Nous sommes allés puiser de l’eau à cet étang. Nous puisons de l’eau avant l’aube. Le matin quand j’ai regardé à l’intérieur de la bouteille, il y avait quatre ou cinq vers dedans. Pourtant, je ne pouvais pas jeter cette eau. Nous n’en avions pas d’autre. J’ai sorti les vers de la bouteille avec un bout de ficelle, et j’ai bu l’eau.
Dans la soirée du 21 avril, l’avion militaire américain qui volait tous les jours juste avant le coucher du soleil n’est pas passé. Et dans la nuit, des navires de guerre américains se sont approchés de l’île et nous ont bombardés. On ne les voyait pas. Les adultes sont sortis de la tombe et nous ont appelés. Nous sommes sortis à notre tour. Quelqu’un a pointé le sommet de la colline de Gusuku-yama : il y flottait un drapeau blanc. « Le Japon a perdu », ont dit les adultes. « La guerre est finie ». Nous étions venus nous réfugier dans le mausolée en pensant que nous allions y mourir. Alors même quand on a su que la guerre était finie, personne n’a bougé.
La vi dans un camp d’internement
Le lendemain matin, le 22, plusieurs soldats américains sont venus et ils ont crié en un japonais approximatif, « Sortez, Sortez. Pas de balles, on vous donne des fruits ». Mais personne n’est sorti de la tombe parce que les adultes avaient dit, « C’est ici qu’on doit mourir, ne sortez pas de la tombe. Si vous sortez, ils vous tueront. Si vous mourez ici, vous irez au paradis. » Donc personne n’a bougé.
Les soldats américains sont partis une fois puis ils sont revenus, Ils ont jeté un fumigène à l’intérieur de la tombe. Il y a eu une explosion, puis et une fumée blanche a rempli la tombe. C’était la panique. A cause de la fumée, je ne voyais plus et je ne pouvais plus respirer. Je n’en pouvais plus et je suis sorti en courant. A cause du gaz que j’avais inhalé, j’avais perdu ma voix. Je n’ai pas pu parler pendant 6 mois.
Un camion militaire américain nous a emmenés au camp de d’internement de Nagarabama. Au camp, on nous a d’abord déshabillés. Puis tous, hommes, femmes, enfants, on nous a immergés dans des fûts contenant une substance huileuse. Nous avons su plus tard que c’était une solution antiseptique. Nous étions submergés dans le fût un à un, jusqu’à la tête, avant d’en être retirés. Plus tard, les adultes m’ont raconté que la solution antiseptique tuait les poux et les puces, qui remontaient à la surface. Après chaque personne, les poux et les puces étaient repêchés puis jetés. de la solution ajoutée pour remplir le fût. Et ainsi de suite pour pour chacun des prisonniers. C’est ainsi que les puces et les poux ont été exterminés J’avais peur quand les soldats américains m’a plongé dans le fût. Mais si j’avais peur ce n’était pas de la mort. C’était la guerre et j’étais prêt à mourir. Puis de là, on nous a emmenés sur l’île de Tokashiki, une des îles Kerama, que l’on voit depuis l’île d’Ie. On se demandait c’était là qu’ils allaient nous tuer et jeter nos corps.
La vie sur l’île de Tokashiki
C’était au début de mai, je pense. les habitants de l’île ont été divisés en plusieurs groupes et transférés à Tokashiki dans des LST (bâtiments de débarquement de chars). Les habitants de l’île de Tokashiki avait évacué dans les montagnes, le village était déserté. Nous, les habitants d’Ie, avons été placés dans les maisons vides. La maison où l’on nous a mis était belle, avec un toit en tuiles Six familles y étaient logés. Tant que l’armée américaine était sur Tokashiki, nous étions ravitaillés, on nous distribuait à manger. Nous mangions à notre faim. Ca a changé quand l’armée américaine est partie s’installer sur l’île principale d’Okinawa. Tokashiki comptait seulement à l’origine 400 ou 500 habitants. Un millier supplémentaire avait été emmenés depuis l’île d’Ie. Il n’y avait pas de quoi produire de la nourriture pour tout le monde Il y avait bien quelques rizières, mais c’étaient des rizières en terrasses. On a pu y planter des patates douces, mais la récolte a à peine fourni de quoi nourrir ceux venus de l’île d’Ie pour 2 ou 3 jours. Nous n’avions pas de quoi augmenter la production. il était difficile pour les gens de continuer à vivre sur l’île de Tokashiki. Les locaux, eux, étaient habitués à pêcher pour gagner leur vie, mais nous ne savions pas pêcher. Les gens de l’île d’Ie ne connaissaient que l’agriculture.
Nous sommes arrivés sur l’île de Tokashiki en mai, et c’est vers juin, je pense, que gens de Tokashiki sont redescendus des montagnes où ils se cachaient. Nous avons rencontré des enfants de notre âge à l’école : ils étaient couvert de cicatrices de blessures récentes au couteau, sur la tête et les membres. Ils nous ont dit que beaucoup de gens étaient morts dans des suicides collectifs, mais eux avaient survécu. J’ai aussi entendu dire que certains s’asseyaient en cercle pour se suicider ensemble.
Les arbres gumi (elaeagnus) donnent des des fruits jusqu’à début juin. Nous allions en cueillir dans les collines, ça faisait un repas pour toute la famille. Mais il n’y en avait pas assez pour trois repas. Alors nous cueillons des bourgeons sur les arbres, ou des sotetsu (cycas : une plante toxique). Après les cycas, nous avons dû manger l’herbe au bord des chemins. Nous avons mangé tout ce qui était comestible : les bourgeons des arbres, les feuilles des plantes. Pour les protéines, nous avons même mangé des sauterelles. Quand nous attrapions une sauterelle, nous lui arrachions les pattes et les ailes et la mangions crue. Puis il y avait les petits lézards. Il y en avait différentes espèces sur l’île. Nous attrapions des lézards vivant dans les arbres, que nous mangions crus après leur avoir arraché la tête et les pattes. Nous n’enlevions même pas les organes internes. C’était notre source de protéines.
De Tokashiki à Motobu
En mars 1946, nous avons été transférés de l’île de Tokashiki à Motobu, là où se trouve aujourd’hui le pont qui mène sur l’île de Sesoko. dans le village de Kenken. Nous vivions dans des tentes, à 5 ou 6 familles par tente. Nous y sommes restés jusqu’en juillet. Nous avions des rations militaires américaines. mais il n’y avait toujours pas assez de nourriture. Heureusement, le ravitaillement pour les troupes américaines avait été déchargé sur une plage voisine. À ce moment-là, j’étais en deuxième année de primaire. Des étudiants plus âgés m’ont amené sur cette plage pour en rapporter des « prises de guerre » : C’est-à-dire voler des fournitures américaines. Mais nous ne disions pas « voler », mais ramener « des prises de guerre ». Le meilleur, c’était la poudre pour faire de la crème glacée. Tout était écrit en anglais, donc ne savions pas ce qu’il y avait dans les caisses et les sacs avant de les ouvrir. Si on avait la chance de tomber sur de la crème glacée, c’était le bonheur. Il y avait aussi des rations de combat. Ma mère et mes sœurs étaient heureuses quand j’ai ramené de la farine de blé à la maison. Nous avons fait ça pendant deux jours – en pleine nuit. Il y avait des gardes jusqu’à 10 heures du soir, Nous nous retrouvions vers une ou deux heures du matin, incités par des enfants plus âgés.
Je fréquentais l’école primaire de Sakimotobu. A la fin du premier semestre, les vacances d’été ont commencé, et nous avons reçu l’ordre de quitter Kenken. Alors pendant les vacances d’été en août, nous avons déménagé à Sakimotobu, l’actuel Gushiken à Motobu. C’était à la frontière avec Imadomari, Nakijin. Nous y avons construit une cabane d’environ 7m2, avec une toile de tente et nous sommes restés jusqu’en mars de l’année suivante (1947).
Retour sur l’île d’Ie et reconstruction.
Nous sommes retournés sur l’île d’Ie en mars 1947. Avant les gens de l’île d’Ie ne rentre, les jeunes ont d’abord été envoyés en avant-garde, pour monter des tentes, et des huttes Quonset (préfabriqués américains), et mettre les choses en ordre, pour que les habitants puissent s’installer directement à leur retour. Notre famille a emménagé dans une hutte Quonset. Pendant six mois nous avons pu vivre ravitaillés par les Américains. Mais vers juillet ou août, les rations se sont faites plus rares, et il y a eu de graves pénuries. Nous ramassions des patates douces et des pieds de canne à sucre qui avaient poussé d’elles-même dans les champs. qui avaient été laissés à l’abandon pendant deux ans. Puis au fur et à mesure, nous avons délimité notre champ, et avons pu y planter des patates douces. C’était peu de choses, mais nous avions de quoi survivre.
Mais les champs étaient en piteux état, abandonnés pendant deux ans, et la terre tassée par la machinerie lourde des Américains. Cultiver cette terre était une gageure. Le sol était si dur que même un adulte avec une houe ne parvenait pas à y creuser un sillon. Avec notre force d’élèves du primaire, nous avions besoin de deux ou trois coups de houe pour briser la terre. Même les élèves du primaire comme nous avons été mobilisés pour rendre cultivables des terres laissées à l’abandon. Un jour, je suis allé déterrer des patates douces sauvages. J’ai trouvé une grosse patate, bien mûre dans le champ. J’ai commencé à la déterrer, et je suis tombé sur un crâne humain. J’ai tout remis dans le trou et je me suis enfui sans toucher à la patate.
Il y avait un gros rat dans l’entrepôt de nourriture de l’armée : et j’étais très content quand j’ai réussi à l’attraper. Il y avait des bouteilles vides un peu partout dans l’entrepôt : j’en ai cassé une, et j’ai utilisé un éclat de verre pour dépecer le rat. J’ai arraché une racine creuse, j’en ai glissé l’extrémité dans la plaie du rat, et j’ai soufflé. Le rat a gonflé, et la peau s’est détachée des muscles. J’ai retiré la peau, et j’ai ramené le cadavre du rat à la maison. C’était une délicieuse source de protéines. Il était énorme, ce rat, il devait très bien manger. Nous n’avions pas de vraie casserole, Mais nous utilisions une grande boîte de conserve américaine de l’aide alimentaire. Nous l’avons frit dans cette boîte et mis dans une soupe.
La vie scolaire sur l’île d’Ie
Quand je suis revenu sur l’île, j’avais l’âge de passer en quatrième année de primaire. Mais comme je n’avais pas pu suivre les cours correctement, ma mère m’a dit de repasser ma troisième année. Alors à la sortie du primaire et du collège, j’avais un an de retard L’école primaire avait rouvert dans une hutte Quonset, mais la hutte était emportée par le vent à chaque typhon. Nous avons des manuels scolaires à partir de la quatrième année. En troisième année, nous n’avions pas de de vrais cahiers pour copier ce que le professeur écrivait au tableu. Nous découpions des sacs de ciment en papier, que nous reliions avec de la ficelle pour nous en faire des cahiers.
Explosion d’un LCT
En 4e année, pendant les vacances d’été, en revenant de la pêche, j’ai entendu une forte explosion. J’ai cru que la guerre reprenait. Il y avait cette formule à l’époque, « Kuwaginshādo, Kuwaginshādo ! » que l’on répétait en courant se cacher sous un mûrier quand nous étions surpris par un grand bruit, comme le tonnerre. C’était une vieille croyance, que les anciens perpétuaient. Il y avait un mûrier à proximité : je me suis caché dessous en entendant l’explosion. Une fois l’explosion passée, j’ai repris mon chemin. J’ai regardé vers le sud et j’ai vu s’élever un grand nuage de fumée noire. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une bombe atomique. Je dis au revoir au 4 ou 5 amis avec qui j’étais, et en arrivant à la maison, j’ai appris qu’un LCT (bâtiment de transport de chars) avait explosé. Je ne suis pas allé sur le site de l’explosion. Mais il y a eu beaucoup de victimes, y compris certains de mes proches.
Les gens revenaient en bateau de Nakijin, où ils étaient allés chercher les os de gens qui y étaient morts pendant la guerre. Il y avait beaucoup de monde réuni sur le débarcadaire pour attendre le bateau. Alors que les gens étaient en train d’examiner les os qui avait été ramenés, un LCT chargé de bombes a explosé à quai et les gens qui attendaient sur le débarcadaire ont été tués par l’explosion.
Construire une école primaire
La construction de la nouvelle école a commencé quand j’étais en 5ème ou 6ème année. Ce n’était pas un bâtiment en béton, mais un de style okinawaïen, avec un toit en tuiles. Les fondations étaient en pierres d’à peu près cette taille. Les élèves apportaient des pierres une par une en venant à l’école le matin, pour les fondations. J’ai apporté une pierre tous les jours pendant environ deux mois. Les professeurs nous attendaient le matin aux portes de l’école, et ils ne laissaient pas rentrer les enfants qui n’avaient pas amené de pierre. Nous étions des enfants, mais nous avons dû mettre la main à la pâte dans la construction de l’école.
Nous n’avions cours que le matin, et les après-midi impliquaient généralement une forme de travail. En cinquième ou sixième année, nous avons planté des arbres autour de l’école. Le sol du terrain de sport était recouvert de corail en poudre (calcaire) et était plein de caillous. Quand nous tombions, pendant les cours de sport nous étions couverts d’égratignures. Nous courions pieds nus, et nous avions les pieds en sang. Ca me faisait tellement mal que je n’en dormais pas de la nuit.
Après le collège, j’ai été engagé pour un an comme secrétaire, à l’école primaire. Puis on m’a demandé de rester une année en plus.
Message pour la jeunesse
Chaque année, avant le Jour de la Mémoire (le 23 juin), j’ai l’occasion, pendant une heure, de parler aux enfants des écoles primaires de ce que j’ai vécu pendant la guerre Et quand je les croise sur le chemin de l’école, ils me remercient de leur avoir raconté mon histoire. A chaque fois, je me dis que j’ai bien fait de leur parler de la guerre. Les enfants écoutent sérieusement et avec intérêt, Je veux continuer à leur parler de la guerre tant que j’en aurai la force.
M. Kamekichi Uchima a travaillé de longues années en tant qu’employé à la mairie d’Ie. Après sa retraite, il a continué à témoigner de sa vie pendant et après la guerre auprès des enfants de la communauté.
l’île d’Ie, avant que la guerre ne dégénère
L’année de la bataille d’Okinawa, j’avais sept ans. En 1943, la construction d’un aérodrome sur l’île d’Ie a commencé. Au jardin d’enfants, nous avons reçu la visite d’un officier japonais à cheval. Je me rappelle avoir pensé qu’il avait de l’allure mais j’avais aussi un peu peur. Ma famille était composée de sept personnes : mes parents, mes quatre sœurs aînées et moi. Je me souviens du débarquement militaire américain. parce que j’étais avec ma famille : nous n’avions pas quitté l’île.
La vie dans un abri antiaérien
Je pense que ça devait être le 13 ou 14 avril (1945). Notre chaumière a brûlé (dans un bombardement). L’abri où nous étions réfugiés n’était qu’à 4 ou 5m de notre maison. Mais nous ne pouvions rien faire d’autre que la regarder brûler. Nous ne pouvions même pas y verser une seule goutte d’eau. Des avions militaires américains volaient haut dans le ciel. Nous nous sentions en danger. Toute la famille étendue s’est réunie : 25 personnes entassée dans ce minuscule abri. Nous étions assis les bras autour de nos genous, impossible de déplier nos jambes. Au bout de quatre jours,
Nous avons entendu de la musique comme nous n’en n’avions jamais entendue provenant d’un bois à 200m au sud de notre abri. Nous avons quitté l’abri pensant qu’il n’était plus sûr, pour nous réfugier dans le mausolée familial. Les adultes disaient : « une tombe, c’est un lieu de mort », « De toutes façons, une fois morts c’est ici qu’on nous mettra. » « En mourant directement dans la tombe, on ne causera de tort à personne. » Nous avions fui avec seulement les vêtements que nous portions : pas moyen d’emporter de nourriture avec nous. Nous n’avions qu’une grande bouteille d’eau de 1,8 litre avec nous. Nous avons croisé un soldat japonais sur le chemin, et quand nous lui avons offert de l’eau, il a tout bu. Nous n’avions donc ni eau ni nourriture.
Si nous avions pu aller en ville nous aurions eu de la nourriture et de l’eau. Le lendemain de notre fuite, nous avons essayez d’aller au village chercher de l’eau et des provisions, mais ce n’était pas possible : il y avait beaucoup de soldats américains. Nous avons renoncé et sommes allés voir du côté des champs. Là, nous avons déterré des patates douces et environ 10 tiges de canne à sucre. Nous avons tout mangé cru. A cause de la bataille, nos chevaux et nos vaches s’étaient enfuis. Blessés, ils étaient allés à l’étang pour boire, et y étaient morts d’épuisement. Leurs corps en décomposition étaient infestés d’asticots. Nous sommes allés puiser de l’eau à cet étang. Nous puisons de l’eau avant l’aube. Le matin quand j’ai regardé à l’intérieur de la bouteille, il y avait quatre ou cinq vers dedans. Pourtant, je ne pouvais pas jeter cette eau. Nous n’en avions pas d’autre. J’ai sorti les vers de la bouteille avec un bout de ficelle, et j’ai bu l’eau.
Dans la soirée du 21 avril, l’avion militaire américain qui volait tous les jours juste avant le coucher du soleil n’est pas passé. Et dans la nuit, des navires de guerre américains se sont approchés de l’île et nous ont bombardés. On ne les voyait pas. Les adultes sont sortis de la tombe et nous ont appelés. Nous sommes sortis à notre tour. Quelqu’un a pointé le sommet de la colline de Gusuku-yama : il y flottait un drapeau blanc. « Le Japon a perdu », ont dit les adultes. « La guerre est finie ». Nous étions venus nous réfugier dans le mausolée en pensant que nous allions y mourir. Alors même quand on a su que la guerre était finie, personne n’a bougé.
La vi dans un camp d’internement
Le lendemain matin, le 22, plusieurs soldats américains sont venus et ils ont crié en un japonais approximatif, « Sortez, Sortez. Pas de balles, on vous donne des fruits ». Mais personne n’est sorti de la tombe parce que les adultes avaient dit, « C’est ici qu’on doit mourir, ne sortez pas de la tombe. Si vous sortez, ils vous tueront. Si vous mourez ici, vous irez au paradis. » Donc personne n’a bougé.
Les soldats américains sont partis une fois puis ils sont revenus, Ils ont jeté un fumigène à l’intérieur de la tombe. Il y a eu une explosion, puis et une fumée blanche a rempli la tombe. C’était la panique. A cause de la fumée, je ne voyais plus et je ne pouvais plus respirer. Je n’en pouvais plus et je suis sorti en courant. A cause du gaz que j’avais inhalé, j’avais perdu ma voix. Je n’ai pas pu parler pendant 6 mois.
Un camion militaire américain nous a emmenés au camp de d’internement de Nagarabama. Au camp, on nous a d’abord déshabillés. Puis tous, hommes, femmes, enfants, on nous a immergés dans des fûts contenant une substance huileuse. Nous avons su plus tard que c’était une solution antiseptique. Nous étions submergés dans le fût un à un, jusqu’à la tête, avant d’en être retirés. Plus tard, les adultes m’ont raconté que la solution antiseptique tuait les poux et les puces, qui remontaient à la surface. Après chaque personne, les poux et les puces étaient repêchés puis jetés. de la solution ajoutée pour remplir le fût. Et ainsi de suite pour pour chacun des prisonniers. C’est ainsi que les puces et les poux ont été exterminés J’avais peur quand les soldats américains m’a plongé dans le fût. Mais si j’avais peur ce n’était pas de la mort. C’était la guerre et j’étais prêt à mourir. Puis de là, on nous a emmenés sur l’île de Tokashiki, une des îles Kerama, que l’on voit depuis l’île d’Ie. On se demandait c’était là qu’ils allaient nous tuer et jeter nos corps.
La vie sur l’île de Tokashiki
C’était au début de mai, je pense. les habitants de l’île ont été divisés en plusieurs groupes et transférés à Tokashiki dans des LST (bâtiments de débarquement de chars). Les habitants de l’île de Tokashiki avait évacué dans les montagnes, le village était déserté. Nous, les habitants d’Ie, avons été placés dans les maisons vides. La maison où l’on nous a mis était belle, avec un toit en tuiles Six familles y étaient logés. Tant que l’armée américaine était sur Tokashiki, nous étions ravitaillés, on nous distribuait à manger. Nous mangions à notre faim. Ca a changé quand l’armée américaine est partie s’installer sur l’île principale d’Okinawa. Tokashiki comptait seulement à l’origine 400 ou 500 habitants. Un millier supplémentaire avait été emmenés depuis l’île d’Ie. Il n’y avait pas de quoi produire de la nourriture pour tout le monde Il y avait bien quelques rizières, mais c’étaient des rizières en terrasses. On a pu y planter des patates douces, mais la récolte a à peine fourni de quoi nourrir ceux venus de l’île d’Ie pour 2 ou 3 jours. Nous n’avions pas de quoi augmenter la production. il était difficile pour les gens de continuer à vivre sur l’île de Tokashiki. Les locaux, eux, étaient habitués à pêcher pour gagner leur vie, mais nous ne savions pas pêcher. Les gens de l’île d’Ie ne connaissaient que l’agriculture.
Nous sommes arrivés sur l’île de Tokashiki en mai, et c’est vers juin, je pense, que gens de Tokashiki sont redescendus des montagnes où ils se cachaient. Nous avons rencontré des enfants de notre âge à l’école : ils étaient couvert de cicatrices de blessures récentes au couteau, sur la tête et les membres. Ils nous ont dit que beaucoup de gens étaient morts dans des suicides collectifs, mais eux avaient survécu. J’ai aussi entendu dire que certains s’asseyaient en cercle pour se suicider ensemble.
Les arbres gumi (elaeagnus) donnent des des fruits jusqu’à début juin. Nous allions en cueillir dans les collines, ça faisait un repas pour toute la famille. Mais il n’y en avait pas assez pour trois repas. Alors nous cueillons des bourgeons sur les arbres, ou des sotetsu (cycas : une plante toxique). Après les cycas, nous avons dû manger l’herbe au bord des chemins. Nous avons mangé tout ce qui était comestible : les bourgeons des arbres, les feuilles des plantes. Pour les protéines, nous avons même mangé des sauterelles. Quand nous attrapions une sauterelle, nous lui arrachions les pattes et les ailes et la mangions crue. Puis il y avait les petits lézards. Il y en avait différentes espèces sur l’île. Nous attrapions des lézards vivant dans les arbres, que nous mangions crus après leur avoir arraché la tête et les pattes. Nous n’enlevions même pas les organes internes. C’était notre source de protéines.
De Tokashiki à Motobu
En mars 1946, nous avons été transférés de l’île de Tokashiki à Motobu, là où se trouve aujourd’hui le pont qui mène sur l’île de Sesoko. dans le village de Kenken. Nous vivions dans des tentes, à 5 ou 6 familles par tente. Nous y sommes restés jusqu’en juillet. Nous avions des rations militaires américaines. mais il n’y avait toujours pas assez de nourriture. Heureusement, le ravitaillement pour les troupes américaines avait été déchargé sur une plage voisine. À ce moment-là, j’étais en deuxième année de primaire. Des étudiants plus âgés m’ont amené sur cette plage pour en rapporter des « prises de guerre » : C’est-à-dire voler des fournitures américaines. Mais nous ne disions pas « voler », mais ramener « des prises de guerre ». Le meilleur, c’était la poudre pour faire de la crème glacée. Tout était écrit en anglais, donc ne savions pas ce qu’il y avait dans les caisses et les sacs avant de les ouvrir. Si on avait la chance de tomber sur de la crème glacée, c’était le bonheur. Il y avait aussi des rations de combat. Ma mère et mes sœurs étaient heureuses quand j’ai ramené de la farine de blé à la maison. Nous avons fait ça pendant deux jours – en pleine nuit. Il y avait des gardes jusqu’à 10 heures du soir, Nous nous retrouvions vers une ou deux heures du matin, incités par des enfants plus âgés.
Je fréquentais l’école primaire de Sakimotobu. A la fin du premier semestre, les vacances d’été ont commencé, et nous avons reçu l’ordre de quitter Kenken. Alors pendant les vacances d’été en août, nous avons déménagé à Sakimotobu, l’actuel Gushiken à Motobu. C’était à la frontière avec Imadomari, Nakijin. Nous y avons construit une cabane d’environ 7m2, avec une toile de tente et nous sommes restés jusqu’en mars de l’année suivante (1947).
Retour sur l’île d’Ie et reconstruction.
Nous sommes retournés sur l’île d’Ie en mars 1947. Avant les gens de l’île d’Ie ne rentre, les jeunes ont d’abord été envoyés en avant-garde, pour monter des tentes, et des huttes Quonset (préfabriqués américains), et mettre les choses en ordre, pour que les habitants puissent s’installer directement à leur retour. Notre famille a emménagé dans une hutte Quonset. Pendant six mois nous avons pu vivre ravitaillés par les Américains. Mais vers juillet ou août, les rations se sont faites plus rares, et il y a eu de graves pénuries. Nous ramassions des patates douces et des pieds de canne à sucre qui avaient poussé d’elles-même dans les champs. qui avaient été laissés à l’abandon pendant deux ans. Puis au fur et à mesure, nous avons délimité notre champ, et avons pu y planter des patates douces. C’était peu de choses, mais nous avions de quoi survivre.
Mais les champs étaient en piteux état, abandonnés pendant deux ans, et la terre tassée par la machinerie lourde des Américains. Cultiver cette terre était une gageure. Le sol était si dur que même un adulte avec une houe ne parvenait pas à y creuser un sillon. Avec notre force d’élèves du primaire, nous avions besoin de deux ou trois coups de houe pour briser la terre. Même les élèves du primaire comme nous avons été mobilisés pour rendre cultivables des terres laissées à l’abandon. Un jour, je suis allé déterrer des patates douces sauvages. J’ai trouvé une grosse patate, bien mûre dans le champ. J’ai commencé à la déterrer, et je suis tombé sur un crâne humain. J’ai tout remis dans le trou et je me suis enfui sans toucher à la patate.
Il y avait un gros rat dans l’entrepôt de nourriture de l’armée : et j’étais très content quand j’ai réussi à l’attraper. Il y avait des bouteilles vides un peu partout dans l’entrepôt : j’en ai cassé une, et j’ai utilisé un éclat de verre pour dépecer le rat. J’ai arraché une racine creuse, j’en ai glissé l’extrémité dans la plaie du rat, et j’ai soufflé. Le rat a gonflé, et la peau s’est détachée des muscles. J’ai retiré la peau, et j’ai ramené le cadavre du rat à la maison. C’était une délicieuse source de protéines. Il était énorme, ce rat, il devait très bien manger. Nous n’avions pas de vraie casserole, Mais nous utilisions une grande boîte de conserve américaine de l’aide alimentaire. Nous l’avons frit dans cette boîte et mis dans une soupe.
La vie scolaire sur l’île d’Ie
Quand je suis revenu sur l’île, j’avais l’âge de passer en quatrième année de primaire. Mais comme je n’avais pas pu suivre les cours correctement, ma mère m’a dit de repasser ma troisième année. Alors à la sortie du primaire et du collège, j’avais un an de retard L’école primaire avait rouvert dans une hutte Quonset, mais la hutte était emportée par le vent à chaque typhon. Nous avons des manuels scolaires à partir de la quatrième année. En troisième année, nous n’avions pas de de vrais cahiers pour copier ce que le professeur écrivait au tableu. Nous découpions des sacs de ciment en papier, que nous reliions avec de la ficelle pour nous en faire des cahiers.
Explosion d’un LCT
En 4e année, pendant les vacances d’été, en revenant de la pêche, j’ai entendu une forte explosion. J’ai cru que la guerre reprenait. Il y avait cette formule à l’époque, « Kuwaginshādo, Kuwaginshādo ! » que l’on répétait en courant se cacher sous un mûrier quand nous étions surpris par un grand bruit, comme le tonnerre. C’était une vieille croyance, que les anciens perpétuaient. Il y avait un mûrier à proximité : je me suis caché dessous en entendant l’explosion. Une fois l’explosion passée, j’ai repris mon chemin. J’ai regardé vers le sud et j’ai vu s’élever un grand nuage de fumée noire. Je me suis demandé s’il s’agissait d’une bombe atomique. Je dis au revoir au 4 ou 5 amis avec qui j’étais, et en arrivant à la maison, j’ai appris qu’un LCT (bâtiment de transport de chars) avait explosé. Je ne suis pas allé sur le site de l’explosion. Mais il y a eu beaucoup de victimes, y compris certains de mes proches.
Les gens revenaient en bateau de Nakijin, où ils étaient allés chercher les os de gens qui y étaient morts pendant la guerre. Il y avait beaucoup de monde réuni sur le débarcadaire pour attendre le bateau. Alors que les gens étaient en train d’examiner les os qui avait été ramenés, un LCT chargé de bombes a explosé à quai et les gens qui attendaient sur le débarcadaire ont été tués par l’explosion.
Construire une école primaire
La construction de la nouvelle école a commencé quand j’étais en 5ème ou 6ème année. Ce n’était pas un bâtiment en béton, mais un de style okinawaïen, avec un toit en tuiles. Les fondations étaient en pierres d’à peu près cette taille. Les élèves apportaient des pierres une par une en venant à l’école le matin, pour les fondations. J’ai apporté une pierre tous les jours pendant environ deux mois. Les professeurs nous attendaient le matin aux portes de l’école, et ils ne laissaient pas rentrer les enfants qui n’avaient pas amené de pierre. Nous étions des enfants, mais nous avons dû mettre la main à la pâte dans la construction de l’école.
Nous n’avions cours que le matin, et les après-midi impliquaient généralement une forme de travail. En cinquième ou sixième année, nous avons planté des arbres autour de l’école. Le sol du terrain de sport était recouvert de corail en poudre (calcaire) et était plein de caillous. Quand nous tombions, pendant les cours de sport nous étions couverts d’égratignures. Nous courions pieds nus, et nous avions les pieds en sang. Ca me faisait tellement mal que je n’en dormais pas de la nuit.
Après le collège, j’ai été engagé pour un an comme secrétaire, à l’école primaire. Puis on m’a demandé de rester une année en plus.
Message pour la jeunesse
Chaque année, avant le Jour de la Mémoire (le 23 juin), j’ai l’occasion, pendant une heure, de parler aux enfants des écoles primaires de ce que j’ai vécu pendant la guerre Et quand je les croise sur le chemin de l’école, ils me remercient de leur avoir raconté mon histoire. A chaque fois, je me dis que j’ai bien fait de leur parler de la guerre. Les enfants écoutent sérieusement et avec intérêt, Je veux continuer à leur parler de la guerre tant que j’en aurai la force.
M. Kamekichi Uchima a travaillé de longues années en tant qu’employé à la mairie d’Ie. Après sa retraite, il a continué à témoigner de sa vie pendant et après la guerre auprès des enfants de la communauté.